Tendances
Texte: Andrée-Marie Dussault
Photo: Illustration : Urka/Karen Ichters

Les Suisses accros aux cachets

La surconsommation de somnifères, de tranquillisants et d’antidépresseurs ne touche pas seulement la population âgée. Les adolescents sont aussi concernés. Le stress est en cause. Les experts sonnent l’alarme.

Tous les soirs avant d’aller au lit, Albert*, 83 ans, avale une petite pilule bleue. Sans elle, il est convaincu qu’il ne dormirait pas. Ce rituel dure depuis plus de vingt ans.

Au fil des ans, son médecin a dû lui prescrire une dose toujours plus forte pour obtenir l’effet initial. « Je voudrais vraiment arriver à retrouver le sommeil naturellement, sans ce médicament qui me cause des maux d’estomac », dit-il. Mais à chaque fois qu’il a essayé d’arrêter de le prendre, les symptômes de sevrage – tremblements, tachycardie, étourdissements –, sans compter l’insomnie, étaient tels qu’il y a renoncé.

L’architecte à la retraite fait partie des 350 000 personnes en Suisse recensées par l’assureur Helsana qui consomment des benzodiazépines, ces sédatifs utilisés contre l’anxiété ou les troubles du sommeil, de façon prolongée.
Et qui en deviennent dépendantes après quelques semaines d’usage. Les chiffres de la dernière enquête sur la santé de l’Office fédéral de la statistique (OFS), publiés l’an dernier, vont dans le même sens : ils montrent que près de la moitié de la population âgée de plus de 15 ans prend au moins un médicament (toutes catégories confondues) chaque semaine.

Les ados de 15 ans sont de plus en plus nombreux à recourir à des tranquillisants.

Des statistiques d’autant plus inquiétantes que la tendance est à la hausse. La proportion de Suisses qui prennent au moins un médicament par semaine est passée de 39% à 52% au cours des vingt-cinq dernières années, selon l’OFS. Les femmes sont plus concernées que les hommes (55% contre 45%). Environ 5% de la population consommeraient « régulièrement » des somnifères, tranquillisants ou antidépresseurs, alors que chez les 75 ans et plus, ce pourcentage grimpe à 84%. La consommation de médicaments augmente partout, selon le rapport statistique de l’OCDE 2018, la Suisse étant la cinquième plus grande consommatrice au monde.

Faut-il s’alarmer ?

« Oui », répond clairement Chin Bin Eap, responsable de l’Unité de pharmacogénétique et psychopharmacologie clinique du Centre de neurosciences psychiatriques du CHUV, notamment pour ce qui concerne la consommation élevée d’opioïdes ou de benzodiazépines chez les personnes âgées.

Beaucoup d’aînés commencent un traitement aux benzodiazépines et ne le terminent jamais, observe le professeur. « Leur prescription est souvent inappropriée et abusive, faite en dehors des indications reconnues. Ils doivent être prescrits pour maximum quatre semaines, après quoi une réévaluation doit être effectuée. » Il soutient que, s’ils sont pris à moyen-long terme, arrêter peut être très difficile, ajoutant qu’en principe les médecins sont sensibles à ce danger. Markus Meury, porte-parole de l’association Addiction Suisse, rappelle que ces calmants peuvent provoquer chez les aînés d’autres problèmes, comme des troubles cognitifs, de la confusion, des pertes de mémoire, des étourdissements, des chutes ou une pseudo-démence qui les affaiblissent, entraînant une spirale vers le bas.

« On a parfois l’impression que certains professionnels de la santé pensent que, comme ils sont en fin de vie, ce n’est pas trop grave de les gaver de tranquillisants. » D’ailleurs, dans plusieurs EMS, on tend à « calmer » les seniors à coups de médicaments, relève-t-il. « C’est purement une question économique. Les comprimés sont de toute façon payés par l’assurance maladie et ils coûtent moins cher que d’autres formes de thérapies. S’ils sont assommés par les cachets, moins de personnel est requis, les aînés sont plus faciles à gérer et il y a moins besoin de les sortir. »

L’expert en médicaments constate par ailleurs que les ados de 15 ans sont également de plus en plus nombreux à recourir à ces médicaments. « Les filles les consomment depuis un moment déjà. Les garçons semblent les avoir découverts plus récemment. On soupçonne que le stress et la pression à l’école en sont la cause. » Mais ce sont des hypothèses, indique-t-il, soulignant le besoin de recherches ultérieures sur les motivations des jeunes et quels produits ils consomment.

Forte popularité des antidouleurs

Quant aux opioïdes, ils sont souvent prescrits comme analgésiques après une opération ou lors de maladies, comme le cancer. « Mais de plus en plus, ils le sont aussi pour d’autres pathologies douloureuses, notamment des maux de dos. On remarque que la plupart des nouveaux médicaments contre les douleurs sont des opioïdes, alors qu’une étude de l’Hôpital universitaire de Berne a montré que, souvent, les non-opioïdes sont plus efficaces contre certaines douleurs », fait valoir Markus Meury, ajoutant que celle-ci a aussi relevé que les boîtes d’opioïdes sont généralement plus grandes que celles des non-opioïdes, favorisant la surconsommation, et donc la dépendance.

D’ailleurs, la consommation d’opioïdes est en constante augmentation. Les médicaments les plus populaires sont les antidouleurs : 24% des personnes interrogées par l’OFS y avaient eu recours dans les sept jours précédant sa dernière enquête. Entre 1992 et 2017, leur consommation a doublé. « Nous n’avons pas encore une situation comme celle aux États-Unis (lire encadré), car un contrôle plus strict des prescriptions est exercé, et les primes d’incitation sur les ventes ainsi que la publicité sont interdites en Suisse, mais il faut rester attentif », soutient Chin Bin Eap.

Banalisation des antidépresseurs

Outre les benzodiazépines et les opioïdes,
les psychostimulants, comme la Ritaline et
les autres dérivés d’amphétamines, peuvent aussi créer une dépendance. Ceux-ci sont prévus pour les personnes hyperactives et/ou souffrant du trouble du déficit de l’attention ou hyperactivité (TDAH). S’il n’y a pas de risque de dépendance pour les personnes diagnostiquées TDAH, celui-ci existe néanmoins chez les personnes saines et/ou avec un antécédent d’abus de drogues et/ou d’alcool, explique-t-il. « Alors qu’ils calment les personnes diagnostiquées TDAH, ils stimulent les autres, augmentant la vigilance, réduisant la fatigue et permettant, par exemple, de travailler ou d’étudier plus longtemps. » Historiquement, ces médicaments ont beaucoup été utilisés par les soldats en temps de guerre, rappelle-t-il, générant de graves problèmes de dépendance. Du reste, tant les psychostimulants que les benzodiazépines et les opioïdes sont recherchés par les toxicomanes et font l’objet d’un important trafic illégal.

Enfin, les antidépresseurs, très utilisés en psychiatrie et dont la consommation est en hausse depuis 2007, sont également sujets à prescription et utilisation excessives. « Il y a 30–40 ans, leurs effets secondaires étaient beaucoup plus importants et, pour cette raison, ils étaient sous-utilisés. Aujourd’hui, leur usage s’est largement répandu », affirme Chin Bin Eap. Si une dépression est modérée ou sévère, combinés à une psychothérapie, les antidépresseurs peuvent avoir des effets bénéfiques, assure-t-il. « Ils ne sont cependant pas toujours un succès. Et ils ne sont pas exempts d’effets secondaires. » En revanche, lorsque l’on a affaire à une dépression légère, il y a d’autres moyens pour la combattre, souligne-t-il.
« En effet, dans bien des cas, pour se soigner, il existe des alternatives aux médicaments, lesquels ne règlent pas les problèmes, mais les anesthésient, insiste Markus Meury. Il peut s’agir de diverses psychothérapies, de l’hypnose, de l’acupuncture, de la physiothérapie, de l’ostéopathie, de remèdes naturels à base de plantes, ou encore de pratiques comme le yoga ou la ‘mindfulness’ (une technique de méditation visant à prendre conscience du moment présent). »

La nette hausse du recours aux médicaments est en partie liée au vieillissement de la population, mais d’autres facteurs sont en cause, poursuit Markus Meury. La facilité à obtenir une prescription et le fait que certains patients veuillent des solutions rapides, réclamant des médicaments, jouent aussi un rôle. « On constate chez les gens une tendance à vouloir résoudre les problèmes instantanément avec des médicaments et à ne plus tolérer les douleurs ou les inquiétudes. »
La pression sociale ne permet plus de prendre le temps pour se soigner comme il le faudrait, considère-t-il. « Dans notre société où l’on a le devoir de ‘fonctionner’, ces médicaments sont ‘bons’ pour le patient, le médecin, l’employeur, l’industrie pharmaceutique », énumère-t-il.

À l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), Yann Hulmann, son porte-parole, indique que, dans le cadre de sa Stratégie nationale addiction, une évaluation de
la consommation de médicaments a été commandée l’an dernier. « Outre les risques pour la santé, comme c’est le cas pour d’autres formes de dépendance, l’usage problématique de calmants, de somnifères et de médicaments psychoactifs, en particulier
à base d’opioïdes, peut avoir des conséquences sociales comme l’isolement, la perte d’emploi et une hausse des coûts liés à une prise en charge médicale. »

Sur ce dernier point, Albert, l’octogénaire cité en début de texte, en sait quelque chose. Lors d’une hospitalisation pour une chute – vraisemblablement un effet secondaire de sa consommation quotidienne de benzodiazépines – où il s’est brisé une hanche, on lui a diagnostiqué des symptômes de la maladie d’Alzheimer, aussi potentiellement induits par l’usage prolongé de somnifères, lesquels risquent de lui créer encore d’autres soucis de santé. Un cercle vicieux dont le Vaudois est loin de sortir. /

*Prénom d’emprunt



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​Antidépresseur

Un groupe de médicaments utilisé en psychiatrie pour traiter les dépressions.

​Benzodiazépine

Une substance utilisée comme sédatif pour traiter les angoisses ou les troubles du sommeil.

Opioïde

Une substance qui calme les douleurs chroniques ou aiguës.

​Psychostimulant

Terme générique pour désigner des substances qui ont un effet calmant sur certaines pathologies, mais aussi un effet stimulant chez les personnes en bonne santé.

​Épidémie d’opioïdes aux États-Unis

La prescription incontrôlée d’antalgiques opioïdes à très large échelle à partir des années 1990, une grande pression exercée par les compagnies pharmaceutiques sur les médecins et une publicité agressive ont déclenché une grave crise des opioïdes aux États-Unis. Entraînant un nombre élevé de cas de dépendance, elle a tué 47 000 personnes en 2017 seulement. Selon une étude américaine, 8% à 12% des consommateurs à qui ces médicaments avaient été prescrits ont développé une accoutumance. Après l’introduction de mesures restrictives par les autorités, plusieurs se sont procuré les médicaments sur le marché noir ou se sont tournés vers l’héroïne ou des produits plus forts encore.

Des producteurs et distributeurs d’antalgiques, ainsi que des médecins prescripteurs ont été condamnés à verser des dommages et intérêts.

​Une médecine plus intelligente qui prescrit moins

À l’avant-garde suisse, l’Entité hospitalière cantonale (EOC) tessinoise a lancé il y a cinq ans un projet contre la surprescription de médicaments et d’examens, dans le cadre de la campagne Smarter Medicine-Choosing Wisely, promue en 2011 par l’Académie suisse des sciences médicales. L’objectif était de promouvoir la transparence et des thérapies adaptées, en réduisant les prescriptions notamment de somnifères et d’autres interventions où les risques de surprescription sont élevés. Un logiciel a été créé pour analyser automatiquement les prescriptions faites dans les hôpitaux du canton de sorte que les professionnels de la santé puissent voir qui prescrit plus ou moins. Grâce au monitorage des somnifères, qui a concerné 45 000 patients – dont 25,5% en consommaient déjà avant leur hospitalisation –, les nouvelles prescriptions sont passées dans les dix-huit premiers mois de 7,8% à 5,7% pour se stabiliser ensuite à 5%.