La gratitude pourrait s’avérer une puissante alliée des soins, selon Mathieu Bernard et des chercheurs du CHUV, qui évaluent les effets du sentiment de reconnaissance chez les patients en fin de vie.
La gratitude est la plus saine des émotions humaines», disait Zig Ziglar, l’un des chantres américains du développement personnel. Dans ce «temps qui reste» caractéristique des soins palliatifs, où les patients, comme les soignants, sont inévitablement confrontés à la mort et aux processus de deuil, elle pourrait même s’avérer un levier favorisant le bien-être et la qualité de vie, conclut une étude menée au CHUV.
Ainsi, face au bouleversement consécutif à l’annonce d’une maladie incurable, la gratitude pourrait être une aide pour percevoir, non pas «la vie du bon côté», mais certains «bons côtés de la vie» – un vecteur de «croissance post-traumatique» (lire interview de Mathieu Bernard).
«Le mot qui symbolise la gratitude, c’est “merci”, mais il est un peu galvaudé. C’est souvent un automatisme de langage, un acte de politesse, pas forcément un acte de gratitude dont on a pleinement conscience», observe Mathieu Bernard, docteur en psychologie et responsable de recherche au Service de soins palliatifs et de support du CHUV. Du point de vue scientifique, il y a en effet deux conditions pour pouvoir parler de gratitude:
«Il faut vivre, ressentir une expérience positive de bienfait et il faut avoir conscience ou prendre conscience que cette expérience de bienfait est due à quelque chose d’extérieur. La capacité d’apprécier quelque chose est au cœur du concept de gratitude.»
De plus, il faut distinguer la gratitude en tant qu’émotion – qui peut être de courte durée et qui fait généralement suite à un évènement précis (voir encadré ci-contre) – de la gratitude en tant que trait de personnalité, nommée aussi «orientation reconnaissante», qui fait que certaines personnes sont plus enclines que d’autres à ressentir de la gratitude et à l’exprimer dans leur quotidien.
Associée au courant de la psychologie positive, qui connaît un fort essor depuis les années 2000 en se concentrant sur les conditions et les processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des individus, la gratitude a fait l’objet de multiples publications scientifiques, notamment dans les pays anglo-saxons (lire encadré ci-contre), où la «science du bonheur» est vendeuse. Mais très peu de chercheurs s’y étaient intéressés dans le contexte des soins palliatifs.
Lire l'interview de Mathieu Bernard
«La caractéristique des soins palliatifs, c’est de pouvoir dépister des problématiques et de les traiter à un niveau holistique ou multi-dimensionnel, souligne Mathieu Bernard. On ne s’arrête pas simplement aux symptômes physiques, à la prise en charge d’une maladie. Il y a aussi cette exigence de s’intéresser à la sphère psychologique, sociale, familiale, existentielle et spirituelle.»
Dans cette phase où les soins ne visent plus la guérison, mais le soulagement et l’accompagnement, la question du sens de l’existence revient souvent, comme l’illustre ce témoignage anonyme, partagé dans le cadre d’une exposition présentée en 2016 au Musée de la main UNIL-CHUV:
«Alors à mon cancer, je dirais merci. J’ai eu la chance à 40 ans d’avoir un cancer, parce que jusqu’à 40 ans, j’avais une famille mais je ne la voyais pas, j’avais des amis, mais je ne les voyais pas, j’avais un hobby, je ne m’en occupais pas. En fait, le boulot prenait tout mon temps... Mais tout d’un coup ça a fait un déclic: “Ho mais c’est quoi la vie?”»
Derrière cette interrogation existentielle, peu de certitudes. «Avec le Prof. Gian Domenico Borasio, chef du Service de soins palliatifs et de support au CHUV, mais aussi le Dr Florian Strasser (Saint-Gall) et la Dre Claudia Gamondi (Bellinzone), nous nous sommes donc demandé ce qui donne du sens à la vie de personnes en fin de vie», explique Mathieu Bernard. L’étude suisse, menée entre 2012 et 2015 dans le cadre du Programme national de recherche 67 (PNR 67) sur la fin de vie, a livré un premier élément de réponse très clair: pour 80% des patients palliatifs, toutes régions linguistiques confondues, l’élément central de l’existence, ce qui donne du sens à la vie, ce sont les proches.
Partant de ce constat, Mathieu Bernard, rejoint par Betty Althaus, Anne-Sophie Hayek et Giliane Braunschweig, a choisi de cibler ses recherches sur la gratitude. Avec l’appui indispensable des équipes cliniques, les chercheurs du CHUV ont mené, entre 2014 et 2017, une étude exploratoire auprès de 64 personnes prises en charge au Service de soins palliatifs et de support et dans le Service de médecine interne.
La première conclusion de cette étude, financée en partie par la Fondation Leenaards, est que 61% du sentiment de reconnaissance éprouvé par les patients tient à la qualité des relations avec leurs proches, mais aussi avec le personnel soignant. L’autre enseignement majeur est que la gratitude pourrait être un facteur protecteur important en fin de vie. Le sentiment de reconnaissance a en effet été identifié, d’une part, comme un facteur significativement et positivement associé à la qualité de vie – un indicateur essentiel en soins palliatifs (lire interview de Mathieu Bernard) – et, d’autre part, comme négativement associé à la détresse psychologique, et plus particulièrement aux symptômes dépressifs. En d’autres termes, plus la gratitude est présente, moins la détresse psychologique a de prise, et plus la qualité de vie des patients s’en ressent positivement.
Alors que la prise en charge psychologique «se concentre la plupart du temps sur ce qui ne va pas», comme le souligne Mathieu Bernard, ces résultats, qui ont été admis par le prestigieux Journal of Palliative Medicine, amènent donc de l’eau au moulin de la psychologie positive.
«Si la gratitude apparaît comme une piste prometteuse, l’enjeu pour la recherche consiste maintenant à déterminer si elle peut être “entraînée” et utilisée comme une alliée des soins, en complément avec l’approche psychopathologique plus classique, axée sur l’identification et le traitement pharmacologique ou psychothérapeutique de la dépression et de l’anxiété, explique le scientifique. Certaines recherches ont en effet démontré des gains substantiels lorsque les deux approches sont combinées.»
Lire le témoignage d'Élisabeth Pécora
Un projet pilote, qui vient de débuter au sein du Service de soins palliatifs et de support du CHUV, en collaboration avec l’HFR Fribourg – Hôpital cantonal et la Fondation Rive-Neuve, vise ainsi à implanter une intervention psychologique centrée sur la gratitude et à en évaluer l’impact sur les patients et les proches. C’est la première phase d’une nouvelle étude financée par l’Académie suisse des sciences médicales.
L’intervention privilégiée est la «lettre» de gratitude (lire le témoignage d'Élisabeth Pécora), qui a déjà fait ses preuves dans d’autres domaines. Elle consiste dans un premier temps, pour le patient ou la personne proche identifiée, à exprimer son sentiment de reconnaissance à une personne chère au moyen d’une lettre, en mentionnant les raisons à l’origine du sentiment de reconnaissance, puis, dans un deuxième temps, à transmettre cette lettre à la personne bénéficiaire.
«Ce type d’intervention présente aussi l’avantage de pouvoir s’appliquer plus facilement qu’une démarche psychothérapeutique classique, dans un contexte clinique qui nécessite un ajustement constant à la fragilité des patients», souligne Mathieu Bernard.
L’hypothèse des chercheurs est que cette intervention permettrait d’améliorer non seulement le bien-être individuel, mais aussi la qualité des relations. «Jusqu’ici, les indicateurs utilisés pour mesurer l’impact des interventions de gratitude étaient surtout des indicateurs personnels, précise Mathieu Bernard. Mais puisque la gratitude est une émotion fondamentalement tournée vers l’extérieur, il nous semble essentiel d’utiliser aussi des indicateurs interpersonnels, qui vont nous permettre d’évaluer l’impact sur la qualité de la relation, étant donné qu’il s’agit d’un enjeu majeur dans le contexte de fin de vie.»
Si les résultats de cette première phase sont concluants, ils devraient déboucher sur une étude comparative entre les patients qui bénéficient d’une intervention de gratitude et ceux qui sont suivis sans intervention.
Dans le 9e tome de son Journal, intitulé Gratitude, l’auteur français Charles Juliet écrit: «Certes, le temps emporte tout, mais donner forme à ce que je ne veux pas perdre, c’est mieux me comprendre, c’est dégager le sens de ce qui m’échoit. Et au terme de la moisson engrangée, c’est offrir les mots rassemblés à cet autre qui se cherche.» Un pas de côté pour accompagner, peut-être, cette mission de reconnaissance au bout de la vie.
Nombreux sont les effets de la gratitude qui ont fait l’objet de publications scientifiques, même si relativement peu d’entre eux ont été évalués dans un contexte clinique.
Chez des personnes avec une insuffisance cardiaque encore asymptomatique, le sentiment de reconnaissance pourrait être associé à un moindre risque d’inflammation, a constaté Paul Mills, de l’Université de Californie à San Diego, après avoir suivi 186 participants.
Certaines interventions quotidiennes de gratitude permettraient de diminuer le risque de dépression, ont conclu Fabian Gander, René Proyer, Willibald Ruch et Tobias Wyss, de l’Université de Zurich.
La gratitude serait un baume pour le couple, améliorant la relation sentimentale entre les partenaires et le niveau de satisfaction globale, ont constaté Sara Algoe, de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, Shelly Gable, de l’Université de Californie à Santa Barbara, et Natalya Maisel, de l’Université de Californie à Los Angeles.
En tant qu'émotion, la gratitude se manifeste le plus souvent à la suite d'un don. Des mécanismes inconscients influencent alors le sentiment de reconnaissance:
A-t-on conscience qu'il s'agit d'un don?
Quelle valeur attribue-t-on à ce don?
Quelle est la valeur de ce don pour le donneur?
S'agit-il d'un acte complètement gratuit, ou existe-t-il une forme d'intérêt, une attente de quelque chose en retour?
Est-ce que nous considérons ce don comme un dû, comme quelque chose de normal?