Tendances
Texte: Julie Zaugg
Photo: Floresco Productions/Getty Images

Tourisme médical: gare aux turbulences

Les pays où la médecine est bon marché ne cessent d’attirer de nouveaux patients. Mais se faire soigner à l’étranger n’est pas sans risque.

Les patients qui viennent chez nous nous confient leur cœur, alors nous les soignons avec tout le nôtre», sourit Rujira Songprakon, infirmière. La caméra traverse alors une salle d’opération ultramoderne, passe devant des ordinateurs munis d’un système d’imagerie 3D, puis s’arrête sur un panneau bilingue thaï-anglais. Cette publicité, diffusée sur YouTube, vante les mérites du tout nouveau centre d’arythmie cardiaque de l’hôpital Bumrungrad, à Bangkok.

Elle témoigne d’un phénomène en pleine expansion: le tourisme médical. Si les membres de l’aristocratie européenne allaient déjà se faire soigner dans les villes thermales de France ou du sud de l’Angleterre au XVIIIe siècle, il a fallu attendre les années 1990 pour assister à une migration de malades à grande échelle. «Ces patients étaient en général aisés et issus de pays en voie de développement, détaille Josef Woodman, le CEO de l’organisation américaine Patients Beyond Borders, qui publie des guides sur le tourisme médical. Ils ne parvenaient pas à trouver des prestations médicales de qualité chez eux, alors ils venaient se faire soigner en Amérique du Nord ou en Europe de l’Ouest.» L’Allemagne et la Suisse ont notamment su se profiler sur ce créneau auprès des russophones ou des Arabes.

Mais à partir du début des années 2000, un autre type de patient voyageur est apparu. «Il appartient à la classe moyenne, est issu d’un pays riche et est en quête de soins bon marché, souvent dans les Etats pauvres où le coût de la vie est moins élevé», relève Josef Woodman. Il privilégie les interventions chirurgicales de moindre gravité. Sur les 65’000 patients britanniques partis à l’étranger en 2013, 41% ont opté pour la chirurgie esthétique, 32% pour des soins dentaires, 9% pour des opérations anti-obésité (chirurgie bariatrique) et 4,5% pour des traitements de fertilité.

«Il y a 10 ans, il n’y avait encore que cinq ou six destinations proposant des soins aux étrangers, indique Jonathan Edelheit, qui dirige la Medical Tourism Association, une association américaine qui œuvre pour la qualité et la transparence en matière de soins dans le tourisme médical. Aujourd’hui, il y en a plus de 100.» La plupart se sont spécialisées sur une poignée d’interventions. La Hongrie attire par exemple les Européens de l’Ouest en quête de soins dentaires. L’Afrique du Sud, la Colombie, le Mexique, le Brésil, le Costa Rica, la Tunisie et le Maroc sont devenus des pôles pour la chirurgie esthétique. L’Inde et la Thaïlande sont privilégiées pour les opérations cardiaques et orthopédiques.

Les Suisses ne sont pas de reste. «Nous envoyons nos clients à Barcelone, en Hongrie et à Istanbul pour des soins dentaires, à Grenoble et Istanbul pour
subir une opération des yeux au laser
ou en Belgique ou à Istanbul pour les interventions de chirurgie esthétique», détaille Stéphane de Buren, qui a créé l’agence de tourisme médicale genevoise Novacorpus.

Mais qu’est-ce qui pousse les gens à partir se faire soigner à l’étranger? Le prix reste le principal argument. Les économies peuvent atteindre 70 à 90%.

Un pontage de l’artère coronaire coûte 88’000 dollars aux Etats-Unis, mais seulement 14’400 en Inde, selon les chiffres de Patients Beyond Borders. Une fécondation in vitro (FIV) se facture 15’000 dollars aux Etats-Unis mais 1’150 en Ukraine.

Certains patients – notamment ceux qui sont plus âgés ou qui souffrent d’une maladie chronique - décident carrément
de déménager dans un pays où les soins sont moins chers. «Des Allemands souffrant d’Alzheimer partent s’installer au Maghreb, relève Fred Paccaud, directeur de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive du CHUV. Des Suisses prennent leur retraite sur la Costa Brava espagnole, dans des immeubles spéciaux équipés d’infirmeries et d’autres services médicaux.»

Mais le tourisme médical n’est pas qu’une histoire de sous. «Le vieillissement de la population et la multiplication des maladies graves ou chroniques dans un système de santé surchargé ont donné un coup d’accélérateur au phénomène», souligne Josef Woodman. En Grande-Bretagne et au Canada, les listes d’attente peuvent atteindre plusieurs mois, voire des années pour certaines interventions.

Se faire traiter à l’étranger permet en outre d’échapper aux lois du pays d’origine. Si la procréation médicalement assistée n’est pas ouverte aux femmes célibataires ou
aux lesbiennes dans de nombreux pays, elle l’est en Espagne, en Suède et aux Etats-Unis. De même, l’assistance au suicide, autorisée en Suisse, a fait du pays une destination pour le tourisme de la mort.

Certaines procédures ne sont disponibles qu’à l’étranger. «Le Birmingham hip, une technique de resurfaçage de la hanche qui évite les implants, n’a longtemps été pratiqué qu’en Inde», note Josef Woodman.

Reste que le tourisme médical n’est pas sans danger. Une étude de l’Université de Californie portant sur 33 patients ayant subi une greffe de rein à l’étranger a constaté un taux de rejet et d’infection supérieur à la moyenne. En Grande-Bretagne, un sondage auprès des membres de l’Association des chirurgiens esthétiques a montré que 37% d’entre eux avaient traité des patients avec des complications suite à une opération réalisée à l’étranger. «J’ai vu de véritables boucheries dans certains des cabinets dentaires situés sur la frontière mexicaine ou en Hongrie», raconte Josef Woodman. Le simple fait de se déplacer implique des risques. Certains pays tropicaux ou du tiers monde comportent des virus et bactéries qui sont absents - ou moins fréquents - dans les pays développés, comme la tuberculose, la malaria ou la dengue.

Prendre l’avion peu de temps après une opération favorise en outre les thromboses et les embolies pulmonaires.

La gestion post-opératoire laisse aussi souvent à désirer. «Le patient n’a pas souvent droit à des consultations de suivi», relève Jonathan Edelheit. La durée moyenne du séjour hospitalier excède rarement les quelques jours. En cas de complication ou d’erreur médicale, les possibilités pour obtenir réparation sont ténues. «Le patient se retrouve souvent seul: la clinique qui l’a traité se décharge de son cas et son médecin habituel ne veut pas entendre parler des complications survenues à l’étranger», détaille Keith Pollard, l’éditeur du site Treatment Abroad et du magazine International Medical Travel Journal.

L’arrivée de ces visiteurs occidentaux n’est pas non plus sans impact sur les locaux. «On a vu apparaître du trafic de tissus humains en Chine, aux Philippines ou en Colombie, relève Jonathan Edelheit. S’il n’est jamais légal d’acheter un organe, certains pays autorisent les dons de la part de simples ‘amis’.» Cela favorise les abus. «En Inde, certaines femmes illettrées se retrouvent enrôlées dans un programme de don d’ovule sans le savoir, note Elizabeth Beck-Gernscheim, une sociologue allemande qui a étudié le phénomène. D’autres sont contraintes par
la pauvreté de devenir mère porteuse.» Plus généralement, le tourisme médical a débouché sur une réallocation des fonds et des personnels de santé vers les visiteurs étrangers, aux dépens des besoins de la population locale. En Thaïlande, par exemple, les établissements ruraux et le traitement des maladies infectieuses ont été délaissés ces dernières années au profit des grands hôpitaux urbains et des prestations orthopédiques ou cardiaques haut de gamme.

Le sanatorium d’Agra, au Tessin, photographié en 1930.

La Suisse veut sa part du gâteau

La Suisse a une longue tradition de tourisme médical, née à l’époque des stations thermales et des sanatoriums. Environ 30’000 personnes viennent s’y faire soigner chaque année, selon l’Institut Gottlieb Duttweiler. Elles dépensent
1 milliard de francs, soit 6% du chiffre d’affaires hospitalier annuel. «La plupart viennent de Russie, du Kazakhstan, d’Ukraine, d’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, de Chine ou des pays voisins», détaille Andrej Reljic, qui dirige Swiss Health, un organisme de promotion de la place médicale helvétique créé en 2008. «La Suisse a une expertise à faire valoir dans le domaine de la réhabilitation, de l’orthopédie, de la médecine sportive (accidents de ski), de la prévention et du wellness», estime Franz Kronthaler, professeur à la Haute Ecole de technique et d’économie de Coire. Outre les hôpitaux universitaires des grandes villes, plusieurs régions ont développé une offre ad hoc destinée aux patients étrangers, à l’image de Lucerne ou du Tessin (via les plateformes Lucerne Health et Ticino Health) ou de Montreux (par le biais de
la clinique La Prairie).



Partagez:

 
 
 

​Patients itinérants

Chaque année, des millions de touristes traversent le globe pour profiter de soins à prix cassés, notamment en Asie et en Amérique du Sud.

​Mexique

Etat voisin des Etats-Unis, il attire de nombreux patients transfrontaliers. Les Américains profitent de cette proximité pour aller chez le dentiste ou subir

une opération de chirurgie bariatrique. Au total, le pays reçoit 200’000 à 1,1 million de touristes médicaux par an.

Brésil

Ce pays reçoit 180’000 touristes médicaux par an.

La plupart viennent pour la chirurgie esthétique, notamment à la clinique
Ivo Pitanguy de
Rio de Janeiro, l’un des centres les plus

réputés du pays.

​Hongrie

Les Allemands, les Autrichiens et les Suisses ont fait de cet Etat l’une des principales destinations pour les soins dentaires. Une ville

au nord-ouest du pays, Gyor, a plus de 150 cliniques dentaires destinées aux étrangers. Rien que dans le domaine dentaire, le pays attire 60’000 à 70’000 patients par an.

Inde

Le sous-continent représente la destination médicale la moins chère: le coût des procédures y est 60 à 90% moins élevé que dans le monde développé. Les opérations orthopédiques et cardiaques sont prisées, notamment celles effectuées par les prestigieux hôpitaux Wockhardt. Le pays attire 350’000 à 850’000 personnes par an.

Thaïlande

Pionnier du tourisme médical, ce pays accueille entre 1,3

et 1,8 million de malades par an.
Un seul hôpital, Bumrungrad International, reçoit 400’000 patients étrangers par an en provenance de 120 pays. La chirurgie esthétique et la chirurgie de réattribution sexuelle (changement de sexe) sont également très prisées.

Turquie

Cet Etat situé aux portes de l’Europe s’est spécialisé dans

les opérations des yeux au laser. Les centres Dunya Goz, basés à Istanbul, sont parmi les plus réputés. En 2013, la Turquie a accueilli 110’000 touristes médicaux.

Malaisie

Destination très bon marché, ce pays asiatique recueille 670’000 patients étrangers par an. La plupart sont séduits par les packages «well-man» qui permettent de se faire examiner la vision, les dents et l’audition, ainsi que d’obtenir un IRM et un PET Scan pour 1’500 dollars.

Singapour

Les cliniques et hôpitaux de ce micro-Etat sont parmi les meilleurs au monde, notamment en oncologie. A l’image du Johns Hopkins International Medical Centre. Cela séduit 400’000 à 610’000 patients par an.