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Texte: Gary Drechou
Photo: DR

Le médicament ne fait pas le psychiatre

Une molécule, une histoire: la chlorpromazine

Paris, 1950. Prenant de vitesse l’agent le moins secret au monde (qui verra le jour trois ans plus tard sous la plume de Ian Fleming), la chlorpromazine porte un nom de code: RP-4560. «RP» comme Rhône-Poulenc, le groupe pharmaceutique français.

«À cette époque, il y a un certain engouement pour les antihistaminiques, ou antiallergiques, et plus particulièrement pour leur utilité dans les états de choc, raconte Thierry Buclin, chef de la division de pharmacologie clinique du CHUV. Les pharmas y vont chacune de leur molécule et il n’y a pas vraiment de programme de recherche clinique. On met des échantillons entre les mains de cliniciens académiques et on leur dit: “Qu’est-ce que vous pouvez faire avec ça?”». Parmi eux, le chirurgien Henri Laborit, qui rêve de provoquer une «hibernation artificielle» afin de prévenir le choc opératoire. En 1951, Laborit teste donc le RP-4560 sous la forme d’un «cocktail lytique», mais ce qui le frappe surtout, c’est l’effet de «désintéressement» qu’il observe chez ses patients. Et si la molécule pouvait servir dans les asiles, pour calmer les aliénés les plus agités?

Le théâtre des opérations est posé. Ce sont les professeurs Pierre Deniker et Jean Delay qui prennent le relais. Ils découvrent que la chlorpromazine permet non seulement de contrôler l’agitation, mais qu’elle soulage aussi des symptômes psychotiques tels que les délires et les hallucinations.

Ainsi naît le premier médicament neuroleptique – qui «saisit» le système nerveux.

Commercialisée dès 1952 en France sous le nom de Largactil, la «camisole chimique» se répand comme une traînée de poudre. La psychopharmacologie, cette nouvelle discipline, suscite les espoirs les plus fous: «Le fantasme est alors à la pilule qui guérit, “the magic bullet”, et certains espèrent sincèrement pouvoir éradiquer la psychose comme on entreprend de le faire pour la tuberculose», relève Thierry Buclin.

Publicité de 1962 pour la thorazine, nom commercial de la chlorpromazine aux États-Unis.

Mais l’enthousiasme est vite tempéré. Dès 1954, le Lausannois Hans Theodor Steck évoque des effets secondaires parkinsoniens, décrivant les patients de son hôpital, dorénavant tous sous neuroleptiques, comme se livrant à «une procession légèrement triste». D’autres notent que les patients semblent «prostrés», «gelés», «transformés en pierres». À l’image de 007, son double imaginaire, la chlorpromazine inspire même quelques bandes originales, dont celle de Lou Reed, qui chante, en 1974: «When they shoot you up with thorizene(son nom commercial en anglais)on crystal smoke / you choke like a son of a gun (…)».

Dans les années 1980, on découvre que c’est surtout comme antidopaminergique que la chlorpromazine agit, en inhibant les effets de la dopamine, ce neurotransmetteur des incitations, des émotions, et parfois du délire. Les doses sont revues et une nouvelle génération de neuroleptiques sort des labos.

Si le succès thérapeutique de la chlorpromazine a transformé les psychiatres, jusqu’alors perçus comme des «aides-soignants», en «médecins à part entière», tel que le souligne Thomas A Ban, de l’Université Vanderbilt, elle ne guérit pas pour autant la psychose. Le médicament ne fait donc pas le psychiatre, mais bien employé, il rend les patients plus accessibles à la psychothérapie, qui elle peut peaufiner le travail de reconstruction de la personne.



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