Interview
Texte: Carole Extermann
Photo: Jeanne Martel

« Il y a dix ans, personne ne serait venu m’interviewer à ce sujet »

"Juridiquement, rien ne permet de distinguer les pratiques d’excision et les opérations génitales comme la nymphoplastie". La chercheuse montre comment l’éthnocentrisme biaise la perception de ces pratiques.

Dina Bader a travaillé sur la différence entre l’excision et les opérations des parties génitales féminines à visée esthétique (nymphoplasties). In Vivo lui consacre une grande interview. L’occasion de mieux comprendre comment la réglementation des pratiques d’excision et des chirurgies esthétiques génitales se mêle à des enjeux politiques, mais aussi comment le questionnement autour de leur comparaison est nécessaire pour ne pas entraver le travail de prévention contre les pratiques d’excision sur le terrain.

in vivo / Votre recherche s’est concentrée sur le concept de mutilation génitale féminine en confrontant les chirurgies esthétiques génitales et les pratiques d’excisions. Comment ce projet s’est-il construit ?

DINA BADER / Je m’intéressais à l’excision sur le plan sociologique et en lien avec des questions liées à la migration et au genre. Cependant, au cours de mon travail, il n’était pas rare que mes recherches en ligne sur les interventions de modification génitale mènent à des informations concernant la chirurgie esthétique. Je me suis alors rendu compte d’un paradoxe frappant. Alors que depuis trente ans, l’excision est fermement condamnée en Suisse, le recours à la chirurgie esthétique génitale est au contraire en pleine effervescence. Explorer ces deux pistes en parallèle me permettait ainsi de tenter de mieux cerner le concept de mutilation génitale féminine. Et ce qui différencie les pratiques d’excisions et les chirurgies esthétiques génitales comme la nymphoplastie.

iv / Était-il facile d’obtenir des informations à ce sujet ?

db / La question de la comparaison entre les pratiques d’excisions et les chirurgies esthétiques génitales est extrêmement taboue. Il y a dix ans, personne ne serait venu m’interviewer à ce sujet. La complexité du sujet est aussi liée aux stéréotypes qui sont associés à ces pratiques. Dans les discours publics, les excisions sont volontiers représentées comme des gestes barbares
commis au rasoir rouillé sur un sol poussiéreux. Et
les nymphoplasties, des opérations maîtrisées réalisées dans un milieu médical. Ces interventions sont aussi
communément distinguées par la catégorie de personnes qu’elles concernent : ce sont des femmes adultes qui auraient recours à la nymphoplastie, tandis que l’excision toucherait uniquement des mineures. Or, de plus en plus d’adolescentes et préadolescentes ont recours à la nymphoplastie, alors que l’excision est aussi interdite aux femmes adultes et consentantes. Puis, contrairement aux idées reçues, de nombreuses excisions sont pratiquées dans un cadre médical. C’est le cas en Égypte, par exemple, où 84% de ces interventions sont réalisées à l’hôpital.

iv / Pourquoi la chirurgie esthétique doit-elle englober la réflexion sur les mutilations génitales ?

db / Depuis 2012, une loi punissant la mutilation des organes génitaux féminins est entrée en vigueur. Mais juridiquement, rien ne permet de distinguer les deux pratiques. La loi ne fait nulle mention du consentement ou de l’âge, ou même des conditions dans lesquelles elles seraient effectuées. Elle condamne toute atteinte faite aux organes génitaux féminins et en cela, les chirurgies esthétiques sont concernées. Dans les forums de discussions en ligne, des femmes qui ont eu recours à des opérations génitales parlent d’un sentiment de mutilation quand l’opération s’est mal déroulée ou que le résultat n’est pas celui imaginé. D’ailleurs, certaines vont consulter des médecins spécialisés dans la reconstruction vulvaire, alors que ce service était pensé à l’origine pour les femmes touchées par l’excision. La frontière entre excisions et chirurgies esthétiques génitales est poreuse, et la distinction repose sur une inter­prétation et traduit une forme d’ethno­centrisme. Certains chirurgiens craignent de pratiquer une nymphoplastie sur une jeune fille noire de peur d’être poursuivis pour excision. Par ailleurs, la consommation de pornographie occidentale induit un regain d’intérêt, auprès des hommes d’origine africaine, pour l’excision. Pour le législateur suisse, le type d’excision qui consiste en l’ablation des petites lèvres est interdit, mais la nymphoplastie qui réduit partiellement ou complètement les petites lèvres est autorisée. La légalité d’une pratique ne devrait pas reposer sur le seul critère du nom qu’on lui donne.

« La légalité des opérations génitales esthétiques est surtout liée à des arguments économiques. »

iv / Comment ces stéréotypes liés à l’excision sont-ils forgés, d’après vous ?

db / Pour nourrir mes recherches, j’ai analysé les discours médiatiques et les débats parlementaires et j’ai constaté que le renforcement de ces stéréotypes et la catégorisation de la pratique de l’excision perçue comme un geste barbare servent à la stigmatisation des personnes migrantes, majoritairement noires et issues de l’asile. Cette thématique devient alors l’opportunité pour les partis politiques conservateurs d’alimenter un argumentaire contre l’immigration, sans pour autant assumer un discours directement xénophobe. Les stéréotypes sont également amplifiés par les représentations sociales qui imaginent une moralité sociale et une éthique médicale moins développées dans les pays non occidentaux.

iv / Faudrait-il alors assouplir la loi en termes de mutilation génitale ?

db / Non. Le but de mon travail n’est absolument pas de remettre en question la condamnation de l’excision, mais de questionner les différences de postures. Est-il possible de soutenir l’intervention chirurgicale sur le sexe des femmes, parfois très jeunes tout en condamnant les pratiques d’excision ? En Suisse, l’excision est d’ailleurs punissable même lorsqu’elle est réalisée à l’étranger alors que la famille vivait encore dans son pays d’origine. Par contre, les opérations génitales ne bénéficient d’aucune réglementation explicite. Il semble ainsi important de se questionner sur la cohérence de ce double standard et des messages contradictoires que cela peut induire.

iv / En 2022, la Société suisse de chirurgie plastique, reconstructive et esthétique estime l’augmentation du recours à ce type d’opérations à 50% au cours des cinq dernières années. Comment expliquer cette effervescence ?

db / La volonté de vouloir corriger son sexe repose en grande partie sur de la méconnaissance. Une part importante des femmes ne savent pas à quoi ressemble véritablement l’état naturel de la vulve et ses diversités d’apparence. Beaucoup sont ainsi orientées par des images issues de la pornographie qui présentent des organes lisses, opérés ou retouchés, mais qui ne correspondent pas à la réalité. Il y a ensuite, parallèlement, une forme de capitalisation qui s’opère à partir de ce potentiel complexe. On constate ainsi l’émergence de produits cosmétiques destinés à soigner et embellir le sexe féminin qui contribuent à entretenir l’idée qu’il y a un standard de beauté précis auquel il faut correspondre. Parfois, des bénéfices sur la qualité de la vie sexuelle de la patiente sont aussi évoqués. Les études scientifiques qui prouvent cette amélioration comportent souvent des biais importants et l’amélioration constatée n’est souvent due qu’au fait de s’être débarrassée d’un complexe. Toutefois, en ayant recours à la nymphoplastie, la patiente s’expose aussi à des douleurs potentielles, des complications lors de l’accouchement ou encore à une perte de la sensibilité. Mon analyse des débats parlementaires montre que le législateur suisse voulait exempter les chirurgies esthétiques génitales car elles représentent justement un marché très lucratif ; leur tolérance est donc surtout liée à des arguments économiques.

iv / La raison de cette augmentation est parfois aussi rattachée à une libération de la parole autour de ce sujet, qu’en pensez-vous ?

db / Durant les entretiens menés dans le cadre de mon projet, j’ai au contraire pu constater le tabou qui peut s’établir autour de ce sujet, particulièrement lorsque l’opération est un échec. Cela se mesure notamment en s’intéressant au décalage entre les témoignages d’opérations ratées sur les forums en ligne ou lors de consultations et le nombre de plaintes déposées. Un expert que j’ai interrogé m’expliquait ainsi que les médecins qui réalisent des nymphoplasties prennent peu de risques. Car porter plainte pour une opération vulvaire ratée comporte encore une dimension gênante qui dissuade sans doute les personnes concernées.

iv / Le consentement pourrait-il être un critère distinctif entre la nymphoplastie et l’excision ?

db / C’est un argument qui est souvent utilisé. Se faire opérer pour des raisons esthétiques serait un choix, tandis que les femmes subiraient, contre leur gré, les pratiques d’excision. Malheureusement, il semble diffcile d’accepter la nymphoplastie comme un choix pris en dehors d’un contexte socioculturel précis. Les normes de beauté, particulièrement dans ce domaine, exercent en effet une forte pression sur les femmes dont l’acceptation sociale dépend de standards précis. Le consentement est donc, dans ce cadre-là, particulièrement biaisé. De plus, les pratiques d’excision demandées par des femmes adultes ne sont pas jugées acceptables. Ce qui montre bien que le consentement ne définit pas ce qui constitue une mutilation génitale féminine.

iv / Quelles solutions peuvent être mises en place pour sensibiliser la population à ces questions ?

db / Il est important de reconsidérer la façon dont les enfants sont socialisés et comment les normes liées au genre leur sont transmises. Dans le cadre de l’éducation sexuelle, plus précisément, il est capital d’exposer la diversité et la fonction des organes génitaux féminins. Il faut aussi donner aux plus jeunes les outils pour comprendre les enjeux liés à l’apparence des sexes. Il me paraît également central de leur transmettre des clés pour développer un regard critique vis-à-vis des standards de beauté souvent arbitraires et évolutifs selon les époques et les cultures. /



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Biographie

En tant que sociologue, Dina Bader s’est spécialisée dans les questions liées à la migration et au genre. Sa thèse de doctorat sur la problématique des mutilations génitales et des opérations esthétiques génitales a obtenu le prix « Genre – Égalité femme-homme » en 2019 de l’Université de Lausanne. Elle est actuellement cheffe de projet et chargée d’enseignement à l’Université de Neuchâtel.