Interview
Texte: Émilie Mathys
Photo: Eric Déroze

« J’aimerais montrer que la diversité n’est pas une menace »

Solange Peters En première ligne dans la mobilisation européenne contre le cancer, Solange Peters est responsable de l’oncologie médicale au CHUV. Elle se bat depuis longtemps contre les stéréotypes de genre en milieu hospitalier. Rencontre.

Figure de la lutte contre le cancer, Solange Peters a été élue, en 2020, présidente de la Société européenne d’oncologie médicale (ESMO). L’une des missions principales de cette organisation est d’améliorer la qualité des soins dans le domaine du cancer et de garantir une égalité d’accès aux traitements pour tout le monde. À l’occasion de la fin de son mandat à l’ESMO, In Vivo s’est entretenu avec la spécialiste qui appartient à cette catégorie des 1% de chercheurs et chercheuses dont les publications sont les plus citées au monde. Solange Peters évoque son rapport à sa carrière, à la mort qui fait intimement partie de son activité professionnelle et ses projets d’avenir.

in vivo / Le cancer peut être la conséquence d’une mauvaise hygiène de vie, ou lié à des facteurs génétiques. Il est, surtout, en majorité, dû à de la malchance. Est-il important de déculpabiliser les gens ?

SOLANGE PETERS / Oui, la malchance est l’une des bases de mon engagement en médecine, et en oncologie particulièrement.

Il me semble évident de tout faire pour contrecarrer ce qui frappe les gens de manière indue, impromptue, brutale et douloureuse.

iv / « Se battre contre le cancer », « le vaincre ». On utilise souvent un vocabulaire guerrier pour en parler. Cette terminologie peut-elle avoir un impact sur les patientes ?

SP / Je n’y avais jamais réfléchi… En règle générale, je n’utilise pas ce type de vocabulaire. Je parle de « réussite », d’« espoir », de « soulagement ». Mais peut-être que les patients l’utilisent pour trouver plus de motivation ? On aimerait pouvoir contrôler les malheurs qui nous arrivent. Mais il est risqué de penser être le seul acteur, car on devient aussi le seul coupable de son échec – et ce n’est jamais le cas. En définitive, chaque personne doit utiliser le vocabulaire propre au processus qu’elle mène.

iv / Quels sont les défis qui vont occuper l’oncologie, et plus généralement le domaine des soins, ces prochaines années ?

SP / Nous devons repenser notre système de soins. La question de la gestion du financement de ce système de santé et sa durabilité est aujourd’hui centrale. Seule la recherche académique, fragilisée, reste un modèle durable d’établissement, et nous dépensons des millions au CHUV pour ces innovations. Si les problématiques des justes coûts, des modèles de remboursement et d’une pratique plus rigoureuse de notre métier ne sont pas priorisées, aucune société ne pourra continuer à financer des soins optimaux, même pas la nôtre. L’innovation est durable quand on sait la personnaliser.

La science doit apprendre à définir ce dont chaque patient a spécifiquement besoin.

Ce sera le cas avec l’immunothérapie. Les patients peuvent aujourd’hui déjà vivre significativement plus longtemps avec le cancer – bénéficiant au long terme d’une qualité de vie parfois proche de celle de la population normale. Je ne suis pas convaincue que l’on sera capable de guérir tous les cancers mais nous pourrons les transformer en maladies chroniques.

iv / Et quels sont vos défis, à vous, d’un point de vue personnel ?

SP / J’adore mon métier, j’adore soigner les gens, et je ne pourrais pas vivre sans. Je reçois fréquemment des propositions pour travailler dans l’industrie pharmaceutique ou les grandes organisations professionnelles internationales, mais je ne suis pas prête aujourd’hui à m’éloigner des patients. J’ai une grande expérience de la santé à l’international, et j’aimerais certainement travailler encore davantage avec l’OMS. Je vais aussi prendre la présidence de la Ligue suisse contre le cancer. À côté de ça, et si cela a du sens, je me vois retourner à la politique (nldr. Solange Peters a siégé au Conseil communal de Lausanne en 1996 puis a été élue cheffe du groupe socialiste et au Conseil national), au niveau national possiblement. Si je me présente, je dois auparavant m’investir, faire les marchés le samedi matin et travailler dur. Je ne veux pas qu’on pense que je profite de mes privilèges ou de ma notoriété.

iv / Vous terminez votre présidence à la Société européenne d’oncologie médicale (ESMO). Quel bilan tirez-vous de ce mandat ?

SP / J’ai été élue après des années de construction scientifique et éducative internationale au sein de l’ESMO. Rapidement, est arrivé le Covid-19, accompagné d’énormes incertitudes en termes de santé publique. Nous avons ainsi, en quelques semaines, établi une trentaine de lignes directrices pour le traitement du cancer pendant la pandémie de Covid-19, sur lesquelles les professionnels européens se sont appuyés. Les membres de l’ESMO m’ont demandé de rester une année additionnelle en tant que présidente, ce qui m’a permis d’apporter concrètement du changement. Aujourd’hui, il y a, au sein des organes dirigeants de l’ESMO, 50% de femmes, et beaucoup de collègues jeunes, engagés et visionnaires, de tous les pays. Des quotas visant à la diversité ont été instaurés et les frais d’adhésion pour tous les membres issus de pays à faibles revenus ont été abolis de façon permanente. Nous avons, en outre, créé l’International Cancer Foundation, que je préside, qui ambitionne notamment de soutenir des projets humanitaires pour lutter contre le cancer.

iv / Vous évoluez dans un milieu très compétitif et masculin. La pression a-t-elle toujours été un moteur ?

SP / Oui, étudiante déjà je présidais la Fédération des associations d’étudiantes. À 20 ans, j’étais au Conseil communal de Lausanne. Avec, toujours en tête, cet engagement pour la l’égalité, l’équité et la diversité. J’ai été éduquée dans une famille de politiciennes de gauche. Nous avons toujours accueilli celles et ceux qui en avaient besoin à la maison. Une de mes plus grandes colères naît lorsque j’ai l’impression qu’une femme n’est pas par définition l’interlocutrice principale. Cela passe par de petites choses, et des comportements répétitifs dont je reste malheureusement témoin au quotidien. La façon dont on répond à nos interventions, nos e-mails ou encore quand notre Direction va préférer consulter le collègue masculin pour un avis alors qu’il n’en est ni l’expert ni le garant. Ces stéréotypes de tous les jours qui jalonnent la carrière d’une femme la rendent pentue. Et font abandonner plus des trois quarts d’entre elles.

iv / À quel moment de votre parcours le choix de l’oncologie s’est-il imposé ?

SP / J’ai une double casquette de biologiste et de médecin. Je travaillais en tant que doctorante sur le VIH. Quand le sida est arrivé, j’ai vu un certain nombre de mes amis disparaître. Il était évident que je serais infectiologue. Au début de ma thèse sur les mécanismes de résistance aux traitements du virus du sida, les gens mouraient en une année seulement de la progression de la maladie, dans des conditions très pénibles. À la fin de ma thèse, ils pouvaient avoir des enfants. La maladie est devenue chronique. Je suis ensuite retournée dans la pratique de terrain de médecine et j’ai découvert l’oncologie. Il y avait beaucoup de liens avec l’infection par le VIH, je pense notamment aux mécanismes de résistance des cellules cancéreuses, et l’importance de l’immunité. C’était à l’époque un domaine où tout restait à faire : on mourait du cancer sans l’espoir d’un traitement efficace, la recherche ne proposait pas de solution. J’ai été convaincue au bout de six mois et n’ai jamais regretté mon choix.

iv / Vous dites qu’il n’y a pas de discipline où l’on est plus proche des gens que la médecine

SP / L’oncologie est un domaine particulier. À l’annonce d’un diagnostic, aussi précoce soit-il, à quoi pense-t-on avant tout ? À la mort, invariablement. Les gens sont directement renvoyés à leurs valeurs fondatrices, à ce qu’ils veulent désormais privilégier. C’est une intimité avec les patientes qui est unique et précieuse, même si on ne comprend pas toujours leurs choix. Cette proximité est parfois rugueuse aussi, parce que l’échec et le deuil sont des réalités : le cancer en emporte plus de la moitié.

iv / Votre carrière est loin d’être terminée. À ce stade, que souhaitez-vous que l’on retienne de Solange Peters ?

SP / C’est difficile à dire. J’aimerais montrer que la diversité n’est pas une menace mais, au contraire, une richesse. Le CHUV reste malheureusement un lieu où la discrimination de genre est encore fortement présente, et cela, malgré les efforts de la Direction générale. Nous devons travailler sur les réels aspects de changement, nécessaires, pour que la diversité ne soit plus une exception mais une évidence. /



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Biographie

Née à Lausanne en 1972, Solange Peters grandit dans une famille de professeures de pharmacologie, engagées sous la bannière socialiste. Un engagement politique dont héritent leurs enfants. Solange Peters est au bénéfice d’une formation de biologiste et de médecin. Elle dirige depuis 2016 le Service d’oncologie médicale
du CHUV.