Interview
Texte: Propos recueillis par Erik Freudenreich
Photo: JBJ Pictures

«Le besoin de procréer trouve ses racines dans de fortes pressions sociales et culturelles»

L’auteure américaine Laura Carroll s’intéresse de longue date aux couples qui ne souhaitent pas avoir d’enfants. Elle revient sur un choix qui s’imprègne toujours plus d’arguments écologiques.

Désir d’indépendance, préservation du couple, considérations financières ou écologiques… Le choix de ne pas devenir parent suscite de nombreuses discussions. Il a aussi engendré plusieurs succès récents en librairie. En témoignent des livres comme Motherhood de la Canadienne Sheila Heti, ou No Kid de la psychanalyste française Corinne Maier. Leur point commun? Défendre l’idée que le fait de devenir parent ne mène pas forcément au bonheur.

L’auteure américaine Laura Carroll s’est penchée sur ce sujet dès les années 1990, en interviewant notamment des couples child-free («libres d’enfants»). Pour elle, le désir de se reproduire n’est pas inné, mais dérive de croyances pro-natalistes. Elle plaide pour que la maternité ou la paternité découle d’un choix fait en toute conscience.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux couples sans enfants par choix?

Vers la fin des années 1990, je me trouvais dans un mariage sans enfants depuis dix ans, et me demandais comment ce type de relation évoluait. Je me suis alors mise à la recherche d’un livre sur des couples dans la même situation. Comme je n’ai rien trouvé, je me suis décidée à l’écrire moi-même. J’ai ainsi recueilli les témoignages d’une centaine de couples. Avec mon éditeur, nous en avons sélectionné 15 pour le livre Families of Two, présentant une variété de profils professionnels et de modes de vie.

Est-ce que vous-même avez eu à vous justifier auprès de vos proches?

Je savais dès que j’ai commencé à garder des enfants à l’adolescence que je ne voulais pas faire de la maternité la priorité de ma vie d’adulte. J’avais la chance d’avoir des parents qui m’avaient inculqué l’idée que je pouvais choisir ma voie. Je savais que, pour moi, cela impliquait de ne pas avoir d’enfants. Cela n’a donc pas été une surprise quand mon mari et moi avons partagé notre choix.

Quelles sont les raisons les plus fréquentes qui motivent des couples à ne pas avoir d’enfants?

J’ai pu observer au cours de mes recherches que plusieurs arguments revenaient souvent. L’un d’entre eux concerne les ressources financières nécessaires pour élever un enfant et financer ses études. Une autre question concerne l’incidence d’un bébé sur la relation. Certains se disent qu’ils sont très heureux dans leur couple et ne veulent pas risquer de toucher à ce bonheur. Enfin, il y a aussi la volonté d’atteindre certains buts de carrière ou personnels. Mais au-delà de ces raisons plus objectives, la décision relève d’une absence de désir. L’envie d’avoir un enfant ne supplante pas les doutes du couple.

Est-ce que la question écologique est plus fréquemment invoquée aujourd’hui pour justifier ce choix?

Bien que ce ne soit pas la raison la plus courante, bon nombre de couples que j’ai interviewés à la fin des années 1990 mentionnaient déjà les problèmes de surpopulation pour expliquer en partie leur décision de ne pas avoir d’enfants. L’inquiétude liée à la crise climatique est une raison qui pousse les gens à avoir moins ou pas d’enfants.

La question de la parentalité est-elle un motif fréquent de rupture?

Cela peut être un facteur, en particulier lorsqu’un partenaire est très ferme dans son choix. L’important, c’est de parler des désirs de parentalité avant de s’engager pour la vie. Trop de couples ne le font pas, et doivent y faire face plus tard.

Vous affirmez que la société est fondamentalement pro-nataliste. Comment définissez-vous ce terme?

Il s’agit de l’ensemble des attitudes et des croyances qui encouragent la reproduction et exalte le rôle de parent. Historiquement, la croissance démographique a stimulé l’expansion d’une société et accru son pouvoir.

Déjà en 18 av. J.-C., on a encouragé et rendu obligatoire la reproduction. Ainsi, les lois de l’empereur romain Auguste pénalisaient l’absence d’enfants et offraient des avantages aux familles qui en avaient trois ou plus.

Mais la grossesse et l’accouchement s’accompagnent de risques. Cela a fait éclore des mythes pour idéaliser la parentalité afin que les gens veuillent avoir plus d’enfants. La psychologue américaine Leta Hollingworth appelait ces mythes des «dispositifs sociaux» qui mettent l’accent sur les aspects positifs de la reproduction et encouragent la grossesse.

Beaucoup de gens disent qu’il existe un désir biologique de procréer, ce que vous réfutez. Pourquoi?

Des processus biologiques se produisent au moment de l’accouchement et après la naissance d’un enfant, mais il n’existe pas de preuves qui pourraient indiquer des processus biologiques qui créent le désir d’enfanter.

Si vouloir des enfants était instinctif, nous en aurions tous et continuerions à en avoir jusqu’à ce que nous ne puissions plus le faire.

Nos capacités biologiques permettent de faire de la parentalité un choix. Au cours de mes recherches, j’ai trouvé que l’envie de procréer trouve plutôt ses racines dans de fortes influences et pressions sociales ou culturelles pro-natalistes. Ces dernières existent depuis si longtemps que les gens croient qu’elles sont des vérités innées de la vie. Au fil des générations, cette croyance s’est imposée comme une norme.

Comment s’exprime cette pression sociale?

Parmi les principales, il y a ce que j’appelle «l’hypothèse du destin», l’idée que nous sommes tous conçus pour vouloir des enfants. Lorsque vous ne scellez pas cette impulsion, on pense que quelque chose ne va pas chez vous, ce que j’appelle «l’hypothèse de normalité». La majorité des gens ne veulent pas que leurs proches ou eux-mêmes ressentent cela, ce qui crée une forme de pression directe ou indirecte pour avoir des enfants. Troisièmement, il y a «l’hypothèse de réalisation». Beaucoup de gens pensent que la parentalité est la meilleure façon de s’épanouir dans la vie, alors qu’il s’agit d’une voie parmi d’autres.

Il semble que ce sont surtout les femmes qui s’expriment sur ce sujet, alors que les hommes représentent la moitié de l’équation. Pourquoi?

Les femmes subissent plus de jugement que les hommes lorsqu’il s’agit de justifier le fait d’être «libre d’enfants».

Cela découle de la croyance pro-nataliste selon laquelle la maternité est au cœur de ce que signifie être une femme. Mais je peux dire que beaucoup d’hommes ont des sentiments forts au sujet de leur choix. Dans bon nombre de mes entrevues, c’est l’homme que l’on pourrait qualifier de plus catégorique.

Faudrait-il instaurer un «permis de parentalité»?

C’est une idée que j’ai présentée dans The Baby Matrix qui a suscité beaucoup de discussions. Nous devons bien posséder un permis de conduire pour circuler en voiture, alors pourquoi ne pas donner la possibilité aux futurs parents de se préparer à une expérience qui va profondément bouleverser leur vie? D’autant plus que la société a la responsabilité de veiller à ce que les enfants n’aient pas de mauvais parents. Il pourrait s’agir d’une formation conçue par une variété de spécialistes et présentée sous une forme incitative: par exemple un allégement fiscal si l’on suit ce cours avant d’avoir un enfant.

Combien de personnes sont-elles concernées aujourd’hui par la non-parentalité?

Aux États-Unis, le bureau du recensement effectue un suivi des femmes sans enfants, au sein de différents groupes d’âge. Dans la cohorte des 40-44 ans, une femme sur cinq n’a pas d’enfants, contre une sur dix dans les années 1970. Mais les raisons de cette situation ne sont pas recueillies. Est-ce qu’elles n’ont pas trouvé le bon partenaire? Ont-elles rencontré des problèmes de fécondité? N’en voulaient-elles pas du tout? Il n’existe malheureusement aucun chiffre concernant les hommes. C’est une des raisons qui m’ont poussée à commencer mes recherches sur le sujet. Il faut noter que la non parentalité n’est pas nouvelle historiquement. Un livre récent de la chercheuse Rachel Chrastil, How to Be Childless, examine les vies de femmes qui n’ont pas eu d’enfants sur une période qui couvre les cinq cents dernières années.

Quel impact ce phénomène peut-il avoir sur la société?

Cela peut inciter les gens à réfléchir plus profondément sur le fait de devenir parent. Plus que jamais aujourd’hui, alors que le monde est confronté à une crise climatique, cette décision doit inclure aussi bien une réflexion sur la vie du futur enfant que sur ce que les parents en retirent sur un plan personnel.



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Diplômée en psychologie et forte d’une longue carrière en matière de consulting et de services éditoriaux, Laura Carroll a signé une demi-douzaine de livres sur le sujet d’être «sans enfants par choix», dont Families of Two, The Baby Matrix et Man Swarm. Elle a aussi contribué à la rédaction de divers ouvrages universitaires et est à l’origine de la «Journée internationale libre d’enfants».