Interview
Texte: Propos recueillis par Erik Freudenreich

«Certains médecins ne se rendent pas compte qu’ils mentent»

L’anthropologue française Sylvie Fainzang s’est penchée sur l’usage du mensonge dans la relation entre médecins et malades dans un ouvrage de référence. Elle en souligne les contradictions à l’heure de la promotion d’une autonomie accrue des patients.

Selon un sondage réalisé par la société d’étude de marché YouGov, un tiers des Allemands auraient menti à leur médecin en 2018. Du plus bénin, comme cacher qu’ils ne mangent pas cinq fruits et légumes par jour au plus fâcheux, comme taire qu’ils n’ont pas pris correctement leur traitement, ces mensonges et omissions témoignent d’une peur d’être jugé par l’autorité morale incarnée par les médecins.

En matière de contrevérités et d’euphémismes, ces derniers ne sont pourtant pas en reste, eux qui cachent parfois la gravité d’une maladie à leurs patients. Une pratique qui remonte à l’Antiquité, lorsque les médecins théorisaient le «mensonge thérapeutique», un baume que l’autonomie du patient et les nouveaux codes déontologiques ont pourtant chassé de la pharmacopée au cours du XXe siècle. Ces tromperies et dissimulations ont des effets concrets sur la pratique médicale. Auteure de La relation médecins-malades: information et mensonge, une enquête approfondie sur le sujet parue aux Éditions PUF (2006), l’anthropologue française Sylvie Fainzang revient sur ces questions qui gagnent en actualité alors que vérités et contrevérités s’affichent en ligne.

Vous rappelez qu’Hippocrate recommandait de faire «toute chose avec calme, avec adresse, en cachant au malade pendant qu’on agit la plupart des choses». Le mensonge est-il un ingrédient essentiel de la relation médecin-patient?

Il n’est en aucun cas un aspect indispensable, mais il s’agit d’un élément qui a sous-tendu toute la construction de la relation médecin-malade. Pour filer la métaphore, on peut parler d’indications du mensonge: pour certains médecins, il est nécessaire de mentir, avec une posologie adaptée à chaque patient. On peut aussi parler d’effets secondaires, voire indésirables: le patient peut se retrouver dans des situations où il n’est pas nécessairement conscient de la gravité de son état parce qu’on le lui cache, ou alors il va devenir méfiant et chercher ailleurs l’information qu’il désire.

Connaître ou non la vérité peut-il influer sur le processus de guérison?

C’est une question complexe. Du point de vue de certains psychologues, être informé de la gravité d’un état peut décourager le patient et provoquer des effets délétères sur la santé. Mais ce que j’ai pu observer, c’est que ne pas connaître la vérité a souvent un effet négatif. J’ai assisté à de nombreuses consultations lors desquelles le patient ne voyait pas du tout pourquoi on lui proposait de recommencer rapidement une chimiothérapie, puisqu’on lui disait que tout allait bien. Parfois la discussion durait très longtemps, le patient cherchant à en savoir plus, jusqu’à ce que, après 45 minutes de discussion, le médecin, à bout de nerfs, lui lance en pleine figure qu’il y avait une reprise métastatique, ce qui déclenchait l’accord du patient pour la reprise d’un traitement. On voit ainsi que ne pas donner l’information nécessaire peut empêcher le patient de prendre les bonnes décisions.

Omissions, dissimulations, fausses informations… À partir de quand parle-t-on de mensonge?

Je parle de mensonge à partir du moment où le locuteur lui-même considère qu’il ne dit pas la vérité.

Il est intéressant de noter qu’il existe toute une littérature sur cette question, produite par les médecins eux-mêmes: essais, témoignages, expériences… Chacun y va de sa position sur le sujet, ils en discutent beaucoup entre eux. Mais tout se passe comme si, lorsqu’on n’est pas médecin, on ne pouvait pas s’autoriser à utiliser ce terme: il y a quelque chose d’iconoclaste à parler du mensonge des médecins quand on n’est pas soi-même médecin.

Quelles sont les raisons qui poussent les professionnels de la santé à mentir aux patients ou à leurs proches?

Il y a des médecins qui ne veulent pas faire de tort au malade, on parle souvent dans ce cas de mensonge par humanité. D’autres mentent parce qu’ils jugent le malade incapable de comprendre l’information sur son état de santé. D’autres encore, parce qu’ils le pensent incapable de supporter la vérité. En revanche, ceux qui plaident pour que la vérité soit dite le font soit pour une raison utilitaire – ils considèrent que dire la vérité est nécessaire pour favoriser l’adhésion du patient à sa prise en charge – soit pour défendre une position de principe: le droit du patient à l’information qui le concerne.

Le personnel médico-soignant est-il forcément conscient de ses pratiques?

Non, je crois que beaucoup de médecins qui développent un discours lénifiant pour adoucir un petit peu la vérité ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de mentir ou de dissimuler la vérité, en particulier avec des patients issus de certains milieux sociaux.

Tout le monde n’est pas égal face au mensonge?

Effectivement, bon nombre de médecins considèrent que les patients ne sont pas aptes à comprendre ou à entendre les informations, ce qu’ils mettent sur le compte de leurs capacités cognitives ou psychologiques. En réalité, on se rend compte qu’il s’agit d’un jugement à l’égard de personnes qui appartiennent à des milieux sociaux populaires. Il y a là quelque chose qui n’est pas forcément conscient chez les médecins. Je me souviens d’une consultation où le médecin a fourni des explications exhaustives à un chef d’entreprise affichant une certaine prestance, alors que ce dernier n’avait absolument pas envie de connaître tous les détails de sa maladie. À l’inverse, j’ai pu observer des gens de milieux défavorisés extrêmement demandeurs d’informations, et à qui elle était dissimulée. Il n’y a pas nécessairement congruence entre le milieu social et l’aptitude du patient à recevoir l’information sur son mal.

Le mensonge est-il réservé aux cas de maladies graves?

On peut aussi le retrouver lors de situations plus bénignes, par exemple quand un médecin veut convaincre un patient de prendre un médicament en lui disant qu’il ne présente aucun effet indésirable. Mais il est vrai que la question se pose de manière plus cruciale en cas de pathologies graves. Dans le cadre de mes recherches, j’ai ainsi pu constater que le mot «cancer» était désormais facilement utilisé, tout comme l’expression «tumeur cancéreuse». Par contre, il y a eu un déplacement du tabou sur le mot «métastase». C’est un terme que beaucoup de médecins évitent d’employer, par peur de trop inquiéter le patient. Ici, c’est l’aggravation qui est cachée, plutôt que la maladie elle-même.

Tout se passe comme si révéler le diagnostic, c’était délivrer un pronostic.

Les patients ne sont pas en reste en matière de cachotteries: non-respect du traitement, minimisation ou exagération des symptômes. Avec quels effets sur les pratiques médicales?

Souvent, le patient ne veut pas dire au médecin qu’il n’a pas pris son traitement ou qu’il n’a pas respecté les recommandations médicales, de peur d’être jugé. On retrouve aussi une dimension sociologique assez frappante: ce sont les personnes issues de groupes sociaux défavorisés qui adoptent le plus une posture infantile avec leur médecin, comme un enfant qui ment à ses parents par peur de se faire gronder. Ils préfèrent prétendre avoir bien pris leur médicament, même si c’est faux, plutôt que de revendiquer la non-observance de leur traitement. Cela peut poser toutes sortes de problèmes: le médecin peut être amené à changer de traitement, le croyant inefficace. Inversement, le patient peut ressentir des effets indésirables sérieux, sans en parler à son praticien.

Le mensonge en médecine induit-il aussi des problèmes à un niveau sociétal?

Oui, dans la mesure où cette pratique va à l’encontre des valeurs de la «démocratie sanitaire» que sont l’autonomie et la responsabilisation du patient.

Il faut dire que le médecin se retrouve pris entre des consignes contraires: la loi dit qu’il doit parfaitement informer le malade, alors que le code déontologique lui permet de cacher certaines choses au malade s’il s’estime fondé à le faire, quitte à le traiter comme un enfant.

De même, le patient doit gérer à la fois l’injonction à s’affirmer comme individu autonome et responsable, et la peur du médecin, qui reste une figure d’autorité. La relation médecin-malade est en pleine mutation aujourd’hui, marquée par ces contradictions.

L’obtention d’informations par les patients via internet constitue aussi une remise en question du pouvoir des médecins. Comment le vivent-ils?

Certains médecins l’acceptent tout à fait bien, se rendant compte que cela fait désormais partie de notre société. D’autres praticiens, malheureusement relativement nombreux, ridiculisent le patient ou se moquent de lui: «Ah! Vous êtes allé voir Dr Google.» Conséquence: cela va induire une pratique de dissimulation de la part du malade, empêchant le médecin d’infirmer de fausses informations. Il serait plus judicieux d’expliquer qu’il existe des sites médicaux spécialisés très sérieux à côté de forums ou de blogs moins pertinents.



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La Française Sylvie Fainzang est anthropologue et directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale à Paris. Ses travaux actuels portent sur les enjeux liés aux processus d’auto-médicalisation et de démédicalisation. Elle est par ailleurs rédactrice en chef de la revue Anthropologie & Santé.