Interview
Texte: Fabienne Pini Schorderet
Photo: Jean-Luc Bertini / Pasco and co

Serge Tisseron: «L’ennemi de l’empathie est le désir de toute-puissance»

Le psychiatre et psychanalyste livre pour « In Vivo » sa vision de l’empathie à l’hôpital, à l’heure où la médecine de pointe prend son envol et où la déshumanisation des soins semble une conséquence inéluctable.

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IN VIVO Êtes-vous un pessimiste de l’empathie?

Serge tisseron / Je dénonce les mauvaises interprétations de l’empathie. Par exemple, dire que l’empathie c’est se mettre à la place d’une autre personne. Soyons modestes, ça n’est pas possible! Et est-ce souhaitable? Car dans ce cas, je ne vais pas pouvoir l’aider. Je veux montrer que l’empathie est un phénomène beaucoup plus complexe que ce qu’on imagine. Car si elle peut être une qualité tournée vers l’altruisme et l’entraide, elle peut aussi être une arme de manipulation. L’empathie est une construction mentale. J’essaie de comprendre la situation d’autrui à partir de ma propre grille de lecture et de mon histoire personnelle.

IV En tant que patient, quel type de soignant souhaiteriez-vous avoir?

ST Un personnel qui me tienne au courant de l’évolution de ma maladie en me donnant le temps d’échanger avec lui. Même si des progrès ont été faits à ce niveau-là, on annonce trop souvent la vérité aux patients comme une corvée dont il faut se débarrasser. Ce n’est pas parce qu’on dit la vérité au patient, qu’on le traumatise moins. Je souhaiterais aussi des professionnels très ponctuels. Quand le rendez-vous fixé n’est pas respecté, cela génère de l’angoisse. Je ne peux pas faire confiance à quelqu’un sur le traitement, si je ne peux pas lui faire confiance sur l’horaire de sa visite.

IV Au CHUV, une vaste réflexion est menée sur la déshumanisation de la prise en charge. Qu’en pensez-vous?

ST Le risque pour le patient est de ne pas être écouté, de ne pas être compris, de ne pas être pris en considération, d’être traité comme un foie ou comme un cœur – ce qui a été encouragé par la fragmentation des disciplines. Souvent, les patients ont l’impression d’avoir affaire à des professionnels se comportant comme des garagistes qui réparent un organe. Il y a encore beaucoup à faire pour développer une médecine plus intégrée. Certaines découvertes vont dans ce sens. Par exemple, le fait que notre biotope intestinal intervient dans nos processus mentaux aidera peut-être à faire bouger cette conception. Il est aussi important d’expliquer aux étudiants que l’angoisse majore les troubles somatiques et que ceux-ci majorent l’angoisse.

IV On parle de plus en plus de médecine personnalisée. Comment réagissez-vous aux initiatives de Google ou d’Apple qui développent des algorithmes pour mieux détecter les maladies et soigner les patients?

ST C’est une formidable opportunité et un grand danger. Par exemple, que la rétinite pigmentaire puisse être diagnostiquée grâce à son smartphone permet de poser son diagnostic et d’agir très tôt. Un problème se posera quand des intelligences artificielles pourront établir des diagnostics et proposer des traitements sur mesure à la place du médecin. L’expression de «médecine personnalisée» pour parler de l’adaptation des traitements aux particularités physiologiques et biologiques d’un patient va créer un immense quiproquo. Une personne est bien plus que ses particularités biologiques! Je vois deux évolutions possibles: soit les gouvernements et les hôpitaux décideront que nous avons besoin de moins de personnel, c’est-à-dire moins de médecins et moins de soignants. Ou l’autre manière de voir les choses, c’est de se dire que grâce à la technologie, les médecins pourront se consacrer à des tâches plus relationnelles et tenir compte davantage du facteur psychologique. Il ne faudrait pas qu’une machine vous crache une feuille avec le message «quand vous serez rentré chez vous, voici les conseils à appliquer». Personne ne les appliquera.

«Pour que le personnel soignant manifeste de l’empathie vis-à-vis des patients, il faut qu’il en bénéficie lui-même.»

IV Une étude américaine publiée en 2009 démontre que l’empathie chez les étudiants en médecine diminue drastiquement en 3e année, au moment même où ils sont en contact avec les patients. Que pensez-vous de la formation des médecins et des professionnels de la santé?

ST En milieu médical, l’ennemi principal de l’empathie est le désir d’emprise et de toute-puissance. C’est l’idée de contrôler complètement un parcours de soins, de contrôler un malade pour qu’il guérisse. Les gens ont le droit de décider de ne pas se faire soigner. Et souvent les médecins ont de la difficulté à l’accepter. Il y a des médecins qui ont un problème non pas avec la maladie mais avec la guérison. Ils ont oublié que le médecin soigne, mais c’est le malade qui guérit. Et il y a des malades qui n’ont pas envie de guérir. C’est leur droit. Les études médicales exaltent les possibilités curatives des médecins. Les étudiants grandissent avec l’idée que le progrès aidant, ils vont posséder peu à peu les moyens de tout guérir. Guérir les maladies, oui! Mais guérir les malades, non! Il faut apprendre aux étudiants en médecine que certains malades peuvent vraiment souffrir sans causes objectivables dans l’état actuel des connaissances. L’empathie, c’est reconnaître la souffrance de l’autre au-delà de ce qu’on peut lui apporter. Les médecins et les soignants doivent aussi reconnaître leurs propres limites et proposer leurs services de manière modeste. Certains patients ont besoin que l’on relativise l’efficacité du traitement pour qu’ils puissent se l’approprier. Il faut davantage développer l’éducation thérapeutique et responsabiliser les malades sur leurs propres soins.

IV Est-ce que le modèle du patient-acteur comme contre-pouvoir peut prévenir la déshumanisation des soins?

ST L’empathie, c’est reconnaître que nous sommes un humain professionnel fiable et que l’autre humain, le soigné, est aussi fiable que nous et que nous sommes embarqués ensemble sur le même bateau pour affronter une même maladie. L’empathie repose sur une question de confiance, de collaboration avec le soigné et de réciprocité. Le médecin n’est pas le commandant du «navire guérison» avec un patient embarqué dans ses cales.

IV Comment renforcer l’empathie chez les professionnels?

ST En leur apprenant à reconnaître leurs émotions négatives et à les exprimer. Parfois certains malades sont difficiles. Il est important de mettre en place des groupes de parole ou des réunions de services pour que les professionnels puissent exprimer leurs expériences négatives. Si on ne peut pas le faire, on se sent coupable non pas de ne pas en faire assez pour un patient, mais d’en vouloir à un patient de ne pas guérir. Et ceci explique en partie le burn-out. Parce qu’on en veut au patient, on s’épuise à le guérir, non pas pour qu’il guérisse, mais pour ne pas se confronter au fait qu’on en a marre de lui. Il faut parfois accepter qu’on préférerait qu’un patient meure. Il s’agit de mettre en lumière les émotions honteuses du médecin et de travailler avec.

IV Pensez-vous à d’autres pistes pour lutter contre l’augmentation du burn-out chez les professionnels?

ST Le burn-out chez les soignants est souvent lié à un conflit d’empathie. C’est lorsque leurs conditions de travail les obligent à choisir entre l’empathie pour leurs patients et l’empathie pour leurs collègues ou pour l’institution. L’empathie n’est pas qu’une affaire individuelle, mais une responsabilité collective. Elle nécessite parfois des changements institutionnels majeurs de façon à dégager du temps pour les malades. Aujourd’hui, il faut éviter des restrictions de personnel, assurer que les dotations soient correctes et valoriser le travail des soignants, car on leur en demande toujours plus et ils s’épuisent. Je crois aussi à l’utilisation des exosquelettes qu’on attache à la ceinture et qui permettent de soulever des charges importantes. On devrait les intégrer en priorité dans les hôpitaux pour lever ou retourner des patients alités. En d’autres termes, pour que les différentes catégories de personnel manifestent de l’empathie vis-à-vis des patients, il faut qu’ils bénéficient eux-mêmes d’empathie. Traditionnellement, les soins étaient prodigués par des religieuses, qui n’attendaient pas de manifestation de leur hiérarchie mais de Dieu, qu’elles trouvaient dans la prière. Aujourd’hui, le personnel est civil et il a besoin que son activité soit reconnue et valorisée par sa hiérarchie même dans un contexte de restriction économique! Il faudrait aussi instaurer dans l’enceinte d’un service des moments récréatifs où les gens peuvent se retrouver entre eux et où chacun se sent soutenu. Il s’agit donc de revaloriser le sentiment d’appartenir à un collectif pour lutter contre le burn- out et pour reconnaître à chaque profession sa spécificité. Par exemple, je suis sidéré du fait que l’on considère la formation des soignants comme une formation à des sous-tâches médicales. Non! Il n’y a pas une catégorie professionnelle noble, les médecins, et des ouvriers de la maladie, le personnel infirmier.

IV Que faudrait-il d’autre pour garantir le succès des professionnels de demain?

ST L’obligation pour tous les futurs médecins de faire un stage infirmier pendant six mois. Que ce soit intégré dans leur cursus universitaire. Et leur faire accomplir pendant leur formations, des travaux en équipe, notamment avec des infirmiers et infirmières. Et puis, sur le terrain, que chaque personne de la hiérarchie comprenne qu’on ne peut donner de l’empathie que si on en reçoit. L’empathie n’est pas quelque chose que l’on prescrit aux inférieurs: «Soyez empathiques pour que les malades guérissent mieux.» Non! être empathique en tant que cadre, c’est se préoccuper du bien-être de son équipe. Les patrons qui ont des équipes qui marchent bien sont souvent généreux, positifs et à l’écoute.

IV Et si tout était possible, que feriez-vous?

ST Je développerais des temps de réunion pendant lesquels chacun pourrait parler de ses difficultés dans un climat de bienveillance réciproque. Une équipe ne peut pas fonctionner en se préoccupant uniquement du bien-être des patients. Elle doit aussi se préoccuper de son propre bien-être et se mettre en paix avec elle-même. ⁄



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BIOGRAPHIE

Le psychiatre et psychanalyste français Serge Tisseron est chercheur au Centre de recherche «psychanalyse, médecine et société» à l’Université Paris VII Denis Diderot. Ses travaux portent sur trois domaines: les secrets liés aux traumatismes, les relations à l’image et l’impact des nouvelles technologies dans les rapports aux autres. Il est aussi dessinateur de bandes dessinées et d’ouvrages pour enfants.

A lire

«Empathie et mani­pulations, les pièges de la compassion»,

Serge Tisseron,
Éd. Albin Michel, 2017


«Le jour où mon robot m’aimera, vers l’empathie artificielle», Serge Tisseron, Éd. Albin Michel, 2015


«Fragments d’une psychanalyse empathique», Serge Tisseron, Éd. Albin Michel, 2013