Interview
Texte: Julie Zaugg
Photo: DR

Rishi Manchanda: «La santé est trop rarement perçue comme un phénomène de groupe»

Le praticien encourage une approche communautaire de la médecine: la prise en charge d’un patient doit tenir compte de son contexte de vie.

«The Upstream Doctors: Medical Innovators Track Sickness to Its Source», TED Conferences, 2013.

Rishi Manchanda a consacré l’ensemble de sa carrière à la compréhension des facteurs environnementaux et sociaux qui affectent la santé. L’eau qu’on boit, l’air qu’on respire, le type de métier qu’on exerce. Ce praticien, qui a œuvré durant dix ans dans le quartier défavorisé de South Central Los Angeles, a développé une vision communautaire de la médecine qui a pour but d’intervenir en amont, pour prévenir la maladie avant qu’elle ne se manifeste.

IV Vous avez inventé le concept du médecin qui agit
en amont, de l’upstreamist. De quoi s’agit-il?

RISHI MANCHANDA Ce terme fait référence à une parabole. Trois hommes arrivent au bord d’une rivière, qui débouche sur une chute d’eau. Le cadre est idyllique, mais ils remarquent rapidement que l’eau est remplie d’enfants en train de se noyer. Les trois hommes se jettent dans la rivière. Le premier tente de secourir ceux qui sont les plus proches de la chute d’eau, et donc le plus à risque. Le deuxième tente de construire un radeau avec des morceaux de bois. Et le troisième se met à nager à contrecourant, en amont de la rivière. «Que fais-tu? Reviens nous aider?» lui crient ses amis. «Non, je dois découvrir qui est en train de jeter ces enfants à l’eau», leur répond-il. Le médecin upstreamist fait exactement cela: il part en quête des racines du mal, des causes sociales ou environnementales qui sont à l’origine de la maladie. Trop souvent, le système médical se contente de soigner les symptômes du patient, alors qu’il vaudrait mieux s’intéresser aux conditions qui ont provoqué l’affection, et qui ne sont souvent pas visibles au premier coup d’œil.

IV Quelles sont ces causes cachées?

RM Elles sont de deux sortes. Premièrement, il y a les conditions de vie et de travail du patient. Cela comprend l’état de sa résidence et le lieu où elle se trouve, l’environnement dans lequel il exerce son métier et le milieu bâti dans lequel il dort, joue et mange. A-t-il accès à un parc ou à de la verdure? Sa maison est-elle humide et pleine de moisissures? Vit-il près d’une autoroute? Deuxièmement, il y a les causes sociales ou politiques. Ce sont les structures invisibles du pouvoir, soit les facteurs qui déterminent comment les ressources économiques sont allouées dans la société, qui sont les riches et les pauvres.

BIOGRAPHIE

Rishi Manchanda est une personnalité emblématique de la médecine communautaire aux Etats-Unis. Fondateur de Health Begins, un réseau social qui permet aux médecins d’échanger sur la prévention et les causes en amont de toute maladie, il est le directeur médical d’une clinique de vétérans rattachée au système de santé du Grand Los Angeles. En 2013, il publie The Upstream Doctors, ouvrage dans lequel il détaille ses convictions: il faut comprendre et soigner les causes, et non pas uniquement les symptômes, d’une maladie.

IV Pouvez-vous nous donner un exemple de la façon dont les facteurs environnementaux affectent la santé des gens?

RM Une étude menée en Grande-Bretagne auprès de 30 millions de personnes s’est penchée sur la corrélation entre la présence d’un parc à proximité de leur lieu de vie et leur propension à développer des problèmes cardiaques. Elle a montré que les gens exposés à un espace de verdure ont bien moins de risques de subir un incident cardiaque, même lorsqu’on exclut la variable du revenu et du niveau d’éducation des sujets de l’étude.

IV Et qu’en est-il des inégalités sociales? Comment
façonnent-elles notre santé?

RM L’insécurité alimentaire est en général perçue comme un problème du tiers-monde, lié à la faim. Mais elle peut aussi survenir dans des sociétés développées, lorsque les gens n’ont pas accès à des supermarchés vendant des produits sains et frais ou lorsqu’ils n’ont pas les moyens de se payer ces aliments et doivent sauter des repas ou se tourner vers les fast-foods bon marché. On estime qu’aux Etats-Unis, une personne sur sept se trouve dans cette situation. Quelque 17 millions d’enfants sont concernés. Pour quelqu’un souffrant de diabète, l’insécurité alimentaire peut avoir des conséquences dramatiques et le mener tout droit à l’hôpital. S’il saute un repas, le niveau de sucre qu’il a dans le sang va chuter. Et s’il privilégie la nourriture calorifique et dense énergétiquement des fast-foods ou les aliments contenant du sirop de fructose, son niveau de sucre sera trop élevé. Le fait de vivre dans un état de faim permanente empêche le corps de synthétiser correctement le glucose. Il est complètement dérégulé. En Californie, les personnes défavorisées souffrant de diabète ont 27% de risques de plus de se faire admettre à l’hôpital vers la fin du mois, lorsque leur budget commence à s’épuiser.

IV Quand la médecine a-t-elle pris con-science de l’effet que ces facteurs sociaux et environnementaux peuvent avoir sur la santé des gens?

RM Nous soupçonnions l’existence de ces corrélations depuis longtemps, mais nous manquions d’études scientifiques pour les démontrer. Le corpus de recherche consacré à ce domaine a crû massivement ces 20 dernières années. L’une des avancées majeures nous a été livrée par l’épigénétique, une science qui étudie comment l’environnement dans lequel nous évoluons modifie l’expression de nos gènes. On sait désormais que ces transformations peuvent même être transmises à la génération suivante.

IV Comment fait-on pour repérer les causes situées en amont de la maladie?

RM On peut s’appuyer sur des études épidémiologiques ou se servir d’outils de géolocalisation pour repérer les clusters suspects de maladie. Mais il faut avant tout communiquer avec le patient et lui poser les bonnes questions. Par exemple, lorsqu’un praticien voit arriver de nombreuses personnes souffrant d’asthme, il doit leur demander si elles sont régulièrement exposées à des allergènes, comme des moisissures ou de la poussière, si elles sont souvent confrontées à de la fumée passive ou si elles vivent près d’une autoroute, source de particules de pollution. Tous ces éléments peuvent agir comme un déclencheur pour l’asthme. Il doit aussi récolter l’avis du patient sur ce qui pourrait avoir provoqué la maladie: ce genre d’auto-analyse livre souvent des résultats étonnamment pertinents. Mais trop souvent, les médecins sont prisonniers d’un mode de fonctionnement à sens unique. Ils parlent mais n’écoutent pas.

IV Qu’est-ce qui explique ce manque d’intérêt?

RM Les médecins sont confrontés à plusieurs obstacles. Tout d’abord, le mode de financement actuel des prestations de santé n’encourage pas les médecins à rechercher les racines d’une maladie. Ils ne sont pas payés pour ce travail. Avec le système du paiement à l’acte, on rémunère le volume plutôt que la qualité. Ensuite, les réglementations empêchent souvent le partage d’informations entre le monde médical et les autorités en charge de l’environnement ou du logement. Cela permettrait pourtant de repérer et d’expliquer les concentrations de gens malades. Enfin, l’univers de la médecine est caractérisé par une culture qui privilégie l’individuel sur le collectif, qui donne la priorité au traitement des symptômes de la maladie plutôt qu’à ses causes. La santé n’est pas perçue comme un phénomène de groupe. Le manque de diversité parmi les médecins, qui appartiennent rarement aux mêmes catégories sociales et ethniques que les gens qu’ils soignent, les rend en outre aveugles face aux forces socio-économiques à l’origine du mal-être de leurs patients. Celles-ci se trouvent dans leur angle mort.

«Un médecin doit récolter l’avis du patient: l’auto-analyse livre souvent des résultats étonnamment pertinents.»

IV Quelles sont les solutions qui s’offrent à eux pour intervenir en amont de la maladie?

RM Les médecins doivent faire attention à ne pas se muer en travailleurs sociaux. Ce n’est pas leur rôle. En revanche, ils peuvent mettre sur pied des équipes soignantes comprenant des infirmiers, des travailleurs sociaux, des représentants de la communauté locale, etc. J’ai collaboré avec une clinique pour les sans-abri à Los Angeles et nous avons intégré des avocats d’intérêt public à leur prise en charge, car nous avions constaté que leur incapacité à trouver un logement représentait l’un des principaux obstacles à leur bien-être physique. Ce genre de projet en équipe multidisciplinaire peut être très libérateur et gratifiant pour les médecins, même si cela implique de renoncer en partie à leur pouvoir.

IV Existe-t-il des pays ou des régions où ces pratiques sont déjà une réalité?

RM Au Kerala, en Inde, les services de santé ont une approche très communautaire de la médecine. Certains aspects du système de santé au Costa Rica ou à Cuba le sont aussi. Le travail de l’ONG Partners in Health à Haïti suit également cette logique. Et on trouve beaucoup d’exemples locaux très intéressants aux Etats-Unis, comme le centre médical Montefiore dans le Bronx ou l’initiative Blueprint for Health dans le Vermont.

IV Comment mettre les nouvelles technologies au service de cette médecine de l’amont?

RM Elles ne représentent pas la solution en soi mais sont néanmoins un outil important. Le dossier électronique du patient permet de stocker les informations que le patient a fournies sur ses conditions de vie ou de travail. On peut ensuite les analyser au moyen des techniques développées par la mouvance du big data pour repérer des tendances ou des concentrations de gens malades. Sur le plan individuel, les appareils d’auto-surveillance (comme les bracelets et les montres intelligentes qui enregistrent les signes vitaux de ceux qui les portent, ndlr) peuvent aider le médecin à identifier ce qui ne va pas chez le patient. On peut créer des plateformes en ligne – des sortes de Yelp de la santé – qui permettent aux membres de la communauté de trouver les ressources dont ils ont besoin pour rester en bonne santé (services sociaux, entreprises anti-parasites, abris pour les femmes battues, centre de formation continue pour adultes, ndlr) aussi facilement qu’un restaurant.

IV Faut-il davantage intégrer ce genre de médecine à la formation des médecins?

RM Les pontes de l’éducation continuent de percevoir la santé communautaire comme le parent pauvre de la médecine, comme un choix de carrière moins prestigieux que la chirurgie par exemple. Mais on assiste simultanément à l’émergence d’une nouvelle génération de praticiens qui ont conscience de l’importance des déterminants sociaux et environnementaux sur la santé. Je suis à la fois frustré par rapport à l’état actuel de la formation des médecins et plein d’espoir quant à son avenir. Idéalement, nous aurions besoin de 24’000 médecins upstreamist aux Etats-Unis d’ici à 2020. Cela représente un praticien de ce genre pour 20 ou 30 cliniciens normaux. L’adoption d’un nom représente un premier pas vers la reconnaissance de ce métier. C’est pourquoi j’ai inventé le terme upstreamist. ⁄



Partagez: