Innovation
Texte: Samuel Socquet
Photo: Joëlle Flumet

L’union fait la médecine personnalisée

Cinq institutions de l’Arc lémanique ont lancé un vaste programme de coopération scientifique baptisé Health 2030. Objectif: réunir forces et compétences pour mettre sur pied la médecine de demain.

«C’est un projet qui réunit 2,5 millions de chercheurs.» C’est ainsi que Didier Trono, professeur au laboratoire de virologie et génétique de l’EPFL, se plaît à décrire la nouvelle initiative lémanique baptisée «Health 2030». «Des scientifiques, mais aussi tous les citoyens de Suisse occidentale sont impliqués.» Ensemble, ils contribueront au développement de la médecine personnalisée. Cette approche, aussi appelée «médecine de précision», vise à établir des traitements qui tendent au «sur-mesure» pour chaque patient. Elle accorde aussi une place essentielle à la prévention, par l’identification des risques de maladies à des stades précoces.

«La médecine personnalisée implique des moyens considérables et des compétences multiples. Elle ne peut s’envisager qu’au niveau régional, voire national», explique Philippe Moreillon, vice-doyen de l’Université de Lausanne, et membre du trio de coordination de «Health 2030», aux côtés de Didier Trono et Denis Hochstrasser, vice-recteur de l’Université de Genève. Ce projet a été initié en 2015 par l’UNIL, l’UNIGE, l’EPFL, le CHUV et les HUG. La coopération, élargie cette année à Berne, est qualifiée par Philippe Moreillon de «remarquable». «C’est l’un des rares projets où l’on réunit toutes les compétences de Suisse occidentale.»

Réunir les meilleurs experts

L’objectif: regrouper les moyens financiers et développer les savoir-faire qui permettront de créer des outils performants pour développer une médecine personnalisée de qualité. Les meilleurs experts du génome seront ainsi regroupés dans un centre de séquençage, localisé à Genève et conçu par les HUG et l’EPFL, où seront envoyés les échantillons d’ADN de toute
la région – voire au-delà.

Analyser de multiples facteurs

Un autre centre, probablement à Zurich, réalisera la protéomique, c’est-à-dire l’analyse des protéines (car parfois deux organismes ont exactement les mêmes gènes; pour comprendre ce qui les distingue, il faut s’intéresser à l’expression des gènes, soit les protéines). A Lausanne, le CHUV dispose depuis 2013 de la Biobanque institutionnelle lausannoise (BIL), où sont déjà rassemblés les échantillons biologiques de près de 30’000 personnes, malades ou non, qui ont donné leur consentement pour une utilisation à des fins de recherche.

La BIL pourra centraliser les échantillons des partenaires et, une fois les budgets disponibles, ces dizaines de milliers d’ADN pourront être séquencés. Quant à l’UNIL, elle prendra en charge les questions épidémiologiques et éthiques. «Les sciences sociales ont une place évidente, de l’anthropologie à l’éthique en passant par la psychologie, le droit ou la sociologie. Les évolutions actuelles forcent à l’interdisciplinarité, ce qui est une très bonne chose», se réjouit Philippe Moreillon.

Denis Hochstrasser rappelle que la santé personnalisée ne se limite pas à la génétique: «Il est vrai que ce mouvement a été poussé par les progrès réalisés dans le séquençage du génome à haut débit, mais la génétique n’est qu’un des outils utilisés, aux côtés de la protéomique ou de la métabolomique (l’analyse des composés organiques présents dans une cellule). Par ailleurs, la médecine de précision ambitionne d’analyser l’ensemble des facteurs qui influencent l’état de la santé d’une population, qu’ils soient génétiques mais aussi écosystémiques (microbes et toxiques) et comportementaux (hygiène, alimentation, activité physique).» Si l’on ajoute les déterminants socio-affectifs (environnement familial, professionnel...), on comprend le défi auquel sont confrontés médecins et ingénieurs dans l’interprétation de ces données massives appelées «Big data».

Cancers et allergies

Très concrètement, que peut attendre le patient d’un tel projet de coopération? Si l’on se cantonne à l’analyse du séquençage de l’ADN (qui n’est, rappelons-le qu’un des aspects de la médecine personnalisée), c’est en oncologie que les applications seront les plus immédiates, indique Didier Trono. «Sur la base de la signature moléculaire de la tumeur, nous sommes d’ores et déjà capables de stratifier certaines thérapies, c’est-à-dire d’assigner un traitement préférentiel à une tumeur. L’idée n’est plus de diagnostiquer, par exemple, un cancer du poumon, mais d’identifier les mutations d’une tumeur, qui peuvent se retrouver à l’identique dans d’autres formes de cancer. Cela permet de proposer des thérapies plus efficaces. Nous savons aussi détecter les particularités immunologiques de la tumeur, que l’on peut cibler grâce à l’immunothérapie. On est enfin capables d’identifier certains facteurs de risques génétiques, comme le montre l’histoire d’Angelina Jolie, qui a subi une ablation préventive des seins à 37 ans après avoir découvert qu’elle était porteuse du gène BRCA2 qui prédispose au cancer du sein et des ovaires.»

Outre l’oncologie, l’allergologie est un domaine où le projet Health 2030 devrait être porteur, signale Philippe Moreillon: «Les allergies sont un vrai problème de santé publique. On pourra à terme élargir notre champ d’action, notamment en croisant les données du patient avec celles fournies par l’Office fédéral de l’environnement.»

A long terme, la population pourra bénéficier des informations issues de l’analyse de ces données. «Le jour où, en temps réel et sur l’ensemble de la Suisse romande, nous pourrons informer les habitants de la concentration en micro-particules ou détecter la présence d’allergènes, et que l’on recoupera ces informations avec les pathologies observées localement, nous pourrons intervenir pour supprimer les causes. Ce genre d’applications, envisageable dans le futur, relèvent d’un savoir-faire qu’il convient de développer», s’enthousiasme Didier Trono.

On s’achemine donc vers un couplage clinique-recherche, dans lequel les enseignements issus de la recherche seraient appliqués à la clinique en temps quasi-réel. «Les défis sont immenses, avertit Denis Hochstrasser. Outre les questions techniques, médicales, éthiques, légales, il faudra aussi reconsidérer la formation des praticiens et adapter l’information des patients.» La révolution du système de santé aujourd’hui en place est ainsi en marche. ⁄

Un réseau dans un réseau

Au niveau national, une initiative d’encouragement de
la médecine personnalisée a aussi été créée. Baptisé Swiss Personalized Health Network (SPHN), ce réseau
vise à «valoriser le potentiel de données de santé
biologiques personnelles, comparables dans tout le pays, au profit de la gestion individuelle de la santé et de la maladie ainsi que de la recherche», détaille Peter Meier-Abt, président de l’Académie suisse des sciences médicales, qui assure la coordination du projet durant la phase de mise en place 2017 à 2020. Le réseau occidental Health 2030 participera au SPHN. «Pour que la Suisse puisse s’établir dans le domaine de la recherche en
«Personalized Health», les efforts doivent être conjugués dans l’ensemble du pays, avec la participation de tous les partenaires y compris des institutions non médicales telles que les autorités politiques, les institutions
de promotion de la recherche, les caisses maladie
et l’industrie», estime Peter Meier-Abt.



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Les chevilles ouvrières de l’initiative Health 2030

Philippe Moreillon occupe le poste de vice-doyen à l’UNIL. Il a auparavant travaillé au CHUV comme chef de la Division des agents antimicrobiens, puis au Service des maladies infectieuses. En 2002, il a été nommé directeur de l’Institut de microbiologie fondamentale de l’UNIL.


Vice-recteur de l’Université de Genève et chef du Département de médecine génétique et de laboratoire, Denis Hochstrasser est actuellement en charge du Campus Biotech. Il est l’un des cofondateurs de l’Institut suisse de bioinformatique et fondateur scientifique de plusieurs start-up.


Didier Trono
est professeur au laboratoire de virologie et génétique de l’EPFL. Formé à la médecine interne et maladies infectieuses dans les années 1980, il travaille pendant plusieurs années aux Etats-Unis. De retour en Europe, il dirige la Faculté des sciences de la vie de l’EPFL de 2004 à 2012.