Décryptage
Texte: Bertrand Tappy

La promesse, ou la "toxicité des faux espoirs"

Dans un livre à paraître baptisé «Sciences et technologies émergentes: pourquoi tant de promesses?», des chercheurs de l’Université de Lausanne tirent la sonnette d’alarme: à force de garantir régulièrement des avancées spectaculaires, le discours scientifique risque la rupture avec la population.

XVIIe siècle en Angleterre: Francis Bacon, prestigieux conseiller du roi rédige Novum organum, un ouvrage monumental qui, bien que jamais terminé, constitue l’un des piliers de la science empirique moderne. Le philosophe y détaille une idée promise à une immense fortune: grâce à la science, l’homme est désormais capable de créer les outils nécessaires pour asseoir à la fois sa connaissance et sa domination de la Nature.

Fin du XXe siècle: un groupe de scientifiques issus de
plusieurs nations lance le Human Genome Project, dont l’objectif est de pouvoir expliquer une immense partie des phénomènes biologiques et ceux de la vie en déchiffrant l’ADN humain, laissant espérer le développement de nouveaux traitements.

Malgré les 400 ans qui séparent les deux événements, on remarquera un point commun entre les deux discours: ces grands projets d’amélioration du monde par la science n’annoncent pas de réelles découvertes, ils les promettent.

«L’histoire des sciences est jalonnée de promesses et d’utopies, rappelle Marc Audétat*, mais le discours scientifique – qui est aujourd’hui plus souvent le fait de communicants professionnels plutôt que des chercheurs eux-mêmes – opère une jointure assez inédite dans l’Histoire entre, d’un côté, d’immenses promesses, voire des rêves et, de l’autre, des impératifs plus terre à terre: trouver des financements, faire rayonner ses travaux dans un contexte hyper-compétitif afin de gagner en opportunités dans un milieu de plus en plus spécialisé. Dans une telle situation, nous pouvons légitimement nous demander sur quelles bases sont prises les décisions sur les nouvelles orientations de recherche?»

Si le propos peut bien sûr sembler un brin provocateur, l’ouvrage va plus loin que considérer les chercheurs comme de simples marchands de tapis. «Avec la compétition entre les nations et l’explosion des supports de communication, l’écosystème politico-scientifique est devenu une machine

* Marc Audétat, Head of Research at the UNIL Sciences-Society Interface

**Alain Kaufmann, Director of the UNIL Sciences-Society Interface

***Francesco Panese, Associate Professor
at the UNIL Institute of Social Sciences and Director of the UNIL-CHUV Musée de la main

fort complexe qui fonctionne parfois à l’image des bulles spéculatives de la finance, affirme Alain Kaufmann**. Son but est d’attirer des crédits et de susciter ainsi la compétition supposée contribuer à la croissance économique. Ce mécanisme a pour toile de fond une sorte de connivence un peu cynique: le discours axé sur la promesse vise à rendre crédible une corrélation hypothétique entre, d’une part, l’assurance d’améliorations dans le proche avenir et, d’autre part, des inquiétudes légitimes, des espérances et des intérêts sociaux et économiques transformés en promesses politiques par les décideurs. Le marché des promesses vient ainsi se loger à la croisée de deux opportunismes, l’un scientifique et l’autre politique. En science, les promesses non tenues passent rarement devant le tribunal de la morale et encore moins devant celui de la raison.»

«Regardons par exemple avec un peu de recul le Human Genome Project lancé en 1990, continue Francesco Panese***. Dès le début, son objectif n’était pas seulement de séquencer la totalité des 3 milliards de paires de bases du génome humain, mais aussi et peut-être surtout d’identifier des gènes spécifiques impliqués dans le large spectre des pathologies humaines. Le discours du projet était bâti sur un raisonnement assez simple: en identifiant des séquences pathogènes, nous parviendrons à comprendre les mécanismes pathologiques, et la maîtrise de leur fonctionnement permettra le développement de thérapeutiques ciblées sur la cause première du trouble. Le raisonnement n’est pas absurde, mais force est de constater l’écart entre les promesses des années 1990 et les réalisations un quart de siècle plus tard.

Ce constat peut être étendu à beaucoup de projets précisément «prometteurs»: nanotechnologies, OGM et plus récemment les neurosciences. Et dire cela n’est pas faire de l’anti-science. Au contraire, c’est être scientifique jusqu’au bout et constater que la production de promesses est le plus souvent inversement proportionnelle à la solidité scientifique des arguments prophétiques formulés dans ces grands projets. Et je crois que cette sorte de yo-yo entre la merveille et la déception que l’on fait subir aux citoyens, pourtant de plus en plus concernés, risque de produire non seulement la critique, qui est saine a priori, mais surtout le rejet. Comme le disait le philosophe Michel Foucault, ce qui est historiquement construit, peut être politiquement détruit.»

Autre avatar récent de ce phénomène: le Big Data et son dérivé scientifique: grâce aux capacités de calculs phénoménales des ordinateurs modernes (sans oublier bien sûr ceux qui n’existent pas encore), il serait bientôt possible de découvrir des corrélations inédites et insoupçonnées entre des facteurs de plus en plus nombreux et de prime abord disparates (par exemple votre
ADN, votre environnement de vie, votre régime alimentaire et,in fine, votre métabolisme en santé et en maladie). On se met alors à croire et à promettre que les algorithmes de corrélations statistiques pourraient remplacer à moindres frais la recherche fondamentale, mobilisant des arguments tels que la fameuse Loi de Moore. «Emballé par cette promesse, le magazine Wired avait par exemple titré en 2008 «The End of Science», se souvient Marc Audétat, et expliqué qu’on pourrait bientôt se passer de modèles et que de nombreux scientifiques deviendraient inutiles.

"En science, les promesses non tenues passent rarement devant le tribunal de la morale et encore moins devant celui de la raison."

Bien sûr, les journalistes de la célèbre revue sont depuis revenus de leur enthousiasme, mais le puissant patron de Google, Larry Page, n’en déclare pas moins vouloir changer le visage de la médecine grâce au traitement algorithmique des pétaoctets de données de santé individualisée qu’engrangent ses gigantesques serveurs. Une nouvelle prophétie, selon les mots de Francesco Panese, «dans laquelle un auteur comme Eric Topol voit la possibilité d’une «Destruction créative de la médecine», le titre de son best-seller paru en 2012.

Les auteurs de Sciences et technologies émergentes: pourquoi tant de promesses? montrent néanmoins qu’une autre approche est possible: «Les termes de science citoyenne et de recherche collaborative occupent de plus en plus de place dans les esprits et dans les pratiques, conclut Alain Kaufmann. Ils opposent une vision participative et plus intégrée de la science dans la société à ceux qui se contentent de promettre. En écoutant les chercheurs au quotidien, on sent parfois de la lassitude et il y a fort à craindre une fracture au sein de la communauté des chercheurs eux-mêmes, entre ceux qui profèrent et profitent de la promesse, et ceux qui s’érigent contre la toxicité des faux espoirs.»



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Francis Bacon

Le Novum organum («Nouvel outil») est l’œuvre majeure du philosophe britannique Francis Bacon, parue en 1620. Dans le Novum organum, Bacon développe un nouveau système de production de la connaissance de la nature qui accorde une place centrale, pour les progrès scientifiques, à l’expérimentation. Ce qui lui vaut d’être considéré comme le père de la philosophie expérimentale moderne.

La Loi de Moore

La Loi de Moore, du nom de son créateur Gordon Moore, a été exprimée en 1965 dans Electronics Magazine par cet ingénieur qui fut l’un des artisans de la fondation du géant informatique Intel. Constatant que la complexité des circuits informatiques proposés au public doublait tous les ans à coût constant depuis 1959, date de leur invention, il émet la thèse que cette croissance est destinée à se poursuivre dans le futur par une augmentation exponentielle rapidement baptisée Loi de Moore.

Wired: "The End of Science"

Dans un article paru en juin 2008, le rédacteur en chef de Wired Chris Anderson écrivait: «Now Google and like-minded companies are shifting through the most measured age in history, treating this massive corpus as a laboratory of the human condition. They are the

children of the Petabyte Age.»