Interview
Texte: Joëlle Brack, responsable éditoriale Payot Libraire

En lectures autour de la main

Sélection d'ouvrages préparée en collaboration avec le magazine Aimer Lire édité par Payot Libraire

Léonard de Vinci - L'aventure anatomique

Prof. Dominique Le Nen, EPA, 2019, 275 pages, 77.30 CHF

Le chirurgien français Dominique Le Nen est animé par trois passions: la main, l’anatomie et Léonard de Vinci. Le praticien a pu les faire converger à travers un livre magnifique et passionnant, L’Aventure anatomique, en cette année du 500e anniversaire de la mort du génie florentin.

Comment êtes-vous arrivé à la synthèse entre votre passion de la main et Léonard de Vinci?

La main fut le sujet de ma thèse de 3e cycle, et plus j’en découvrais, plus j’étais passionné. C’est aussi un thème largement traité par Léonard de Vinci. Comme orthopédiste, on ne peut qu’être impressionné par son génie pluridisciplinaire: ingénieur, biomécanicien, peintre… En 2010, avec un autre chercheur*, nous avons refait les dissections des mains qu’il avait dessinées, pour mieux comprendre son travail, pour mieux le comprendre, tout simplement. En matérialisant ses dessins, nous avons découvert le perfectionniste obsessionnel qu’il était, préférant abandonner s’il ne lui était pas possible d’être complet. Avec le présent livre, j’ai souhaité aller plus loin: L’Aventure anatomique fait un retour sur la connaissance et la découverte du corps humain à la Renaissance, avec la chance d’avoir pu retranscrire de nombreuses planches de la collection privée de Windsor.

Quelle a été votre démarche?

Le parcours de Léonard de Vinci est intrigant. Quelle était sa méthode? L’analyse de ses textes et de ses planches nous en apprend beaucoup. Malgré l’interdiction de la dissection par l’Église, Léonard avait ses «entrées», à Florence par exemple, et son travail de dissection (seulement en hiver, pour la conservation), a été intense, surtout dans les années 1505-1510. Il a par exemple «inventé» l’IRM: ses coupes sériées sont l’ancêtre du scanner.

Lorsqu’on les compare aux images modernes, on comprend qu’il était un anatomiste visionnaire – pourtant ni médecin, ni chirurgien. Il était à l’évidence un observateur hors pair.

Et après lui?

Il n’a pas été suivi par les savants, qui le voyaient comme un artiste. Son travail était désordonné, ses textes en écriture inversée impossibles à déchiffrer. À sa mort, ses dessins ont été dispersés, et n’ont eu aucune influence sur la connaissance anatomique jusqu’au XIXe siècle.

Qu’est-ce qui, de lui, marque le plus un chercheur du XXIe siècle?

Léonard de Vinci nous a appris à observer et à tirer parti de tout ce qui peut être observé, étudié. Il ne s’est pas contenté du savoir de son temps, il a remis l’Homme au centre de ses préoccupations, s’est intéressé à la gestation, au vieillissement, aux anomalies. Léonard de Vinci nous a légué d’extraordinaires planches anatomiques, une source énorme qui, avec un demi-millénaire de recul, nous fascine et nous stimule toujours autant.

Portraits de mains

Dominique de Rabaudy Montoussin, Magellan & Cie, 2019, 193 pages, 54.30 CHF

Sous-titré «Une histoire parisienne» avec une certaine naïveté, le portfolio imaginé par l’auteure est d’une beauté très particulière. Captées dans leurs gestes les plus personnels et significatifs, les mains de dizaines d’artistes, de comédiens et célébrités diverses révèlent leur personnalité propre, avec un remarquable naturel. Rides, taches et cicatrices disparaissent dans le noir/blanc, qui sculpte la lumière et sublime l’expression. Découvrir à qui appartiennent ces mains magnifiques est parfois une surprise.

La main coupée

Blaise Cendrars, Gallimard, 2013, 345 pages, 15.00 CHF

Le caporal Frédéric Sauser, 28 ans, matricule 1529, engagé volontaire suisse, eut le bras droit arraché en 1915. Il y avait alors cinq ans qu’il signait «Blaise Cendrars» ses textes étonnants: il apprit donc à écrire de la main gauche, et poursuivit ainsi sa brillante carrière. À la fois violent, goguenard et cynique, troussé comme une tragique pochade aux millions de victimes, son récit des tranchées bouleverse, par sa virtuosité littéraire, mais aussi par la modernité évidente de sa dénonciation.

Petite Poucette

Michel Serres, Le Pommier, 2012, 84 pages, 18.60 CHF

C’est en grand-père affectueux que Michel Serres avait baptisé «Petite Poucette» cette jeunesse si habile à rédiger les SMS ou à «liker». Mais c’est en philosophe et sociologue qu’il analyse le gouffre stupéfiant qui la sépare des générations précédentes, avec lesquelles elle ne partage plus ni expériences, ni savoirs, ni références, ni rapport au monde. Elle a «poucé» hors sol, tout lui est donc à réinventer. Le Vieux Sage s’en réjouissait avec confiance – et l’actualité lui donne raison.

Carnaval noir

Metin Arditi, Points, 2019, 351 pages, 13.00 CHF

Le mystérieux tableau d’un maître de la Renaissance, une Scuola Grande (confrérie) de Venise à la puissance suspecte, une idéologie suprémaciste qui traverse le temps, des groupes de pression aux méthodes expéditives, des chercheurs menacés aujourd’hui par un secret séculaire… Loin du facile Da Vinci Code, Metin Arditi oppose l’impeccable construction d’un roman généreusement nourri aussi bien de culture et d’histoire que de réflexion sur les origines, les développements et potentiels ravages des crises contemporaines. Qu’il s’agisse des énigmatiques événements du «carnaval noir», qui ensanglanta Venise en 1575, ou des meurtres qui frappent ceux qui l’étudient aujourd’hui, du sens mystique d’un Christ polydactyle peint il y a 5 siècles ou des complots actuels d’une Église cyniquement réactionnaire, des pouvoirs (supposés ou réels) d’une confrérie mêlant jadis art, finances et politiques ou de «notre» actualité – migrations, terrorisme, obscurantisme traditionaliste –, la matière spectaculairement brassée par Carnaval noir impressionne.

Et lorsque l’écrivain jette au brasier une étudiante vénitienne et sa directrice de thèse, deux universitaires genevois, les puissants acteurs de la curie romaine et le pape lui-même (trop charitable? via!), l’intrigue s’emballe dans une flamboyante suite de rebondissements! Avec, en continum, une question curieusement peu étudiée, mais qui intrigue depuis toujours Metin Arditi, ancien enseignant à l’EPFL: pourquoi la révolution copernicienne ne renversa-t-elle les convictions qu’un siècle après sa proclamation? Réponse, peut-être, dans ce passionnant thriller historique.



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