Dossier
Texte: Daniel Saraga
Photo: www.facelab.org

La bataille de la transparence a commencé

Si les données médicales deviennent plus accessibles pour la recherche, les résultats des essais cliniques effectués par les pharmas ne le sont pas toujours. 
Des chercheurs ont lancé une campagne internationale pour en finir avec cette opacité.

Jul 16, 2014

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Une étude réalisée par l’organisme à but non lucratif Cochrane Collaboration vient de mettre en évidence l’inefficacité du médicament Tamiflu pour lutter contre certaines complications liées à la grippe.
Un constat basé sur l’analyse de données fournies par le fabricant Roche, obtenues de haute lutte. Cette timide avancée illustre à merveille le besoin accru de transparence autour des essais cliniques, pour les chercheurs et médecins, comme pour les patients.

Faire progresser la recherche, quoi de plus noble? Chaque année, des milliers de Suisses participent à quelque 200 essais cliniques organisés pour juger de manière objective l’efficacité d’un médicament. Le participant peut espérer pouvoir un jour en bénéficier (s’il souffre lui-même de l’affection) ou, au moins, faire avancer la médecine.

Hélas, ces efforts se font très souvent en vain: une multitude de résultats d’études cliniques ne sont jamais publiés. Le problème est très sérieux: une étude sur deux n’est jamais rendue publique, selon Carl Heneghan, professeur d’Evidence-Based Medicine à l’Université d’Oxford, qui souligne le problème fondamental: «Il est impossible de déterminer l’efficacité d’une thérapie si tous les résultats des essais cliniques, sans exception, ne sont pas publiés.» «Il s’agit d’un vrai problème éthique pour les participants qui croient aider la recherche. Dans les faits, on trompe la personne», commente Bernard Burnand, directeur du Centre d’épidémiologie clinique du CHUV.

Tricher à pile ou face

Car ce sont essentiellement les résultats négatifs qui restent cachés, ce qui gonfle artificiellement la valeur de la thérapie testée. C’est comme jouer à pile ou face en se donnant le droit d’ignorer tous les «piles» afin d’affirmer que nous possédons une pièce extraordinaire qui préfère le côté «face». De la triche, évidemment, mais une pratique courante dans le monde médical.

Les conséquences peuvent être funestes: publiée en 2000 dans le «New England Journal of Medicine» et sponsorisée par le fabricant Merck, l’étude principale sur la toxicité de l’anti-inflammatoire Vioxx ne mentionnait pas tous les problèmes cardiaques notés durant les essais cliniques.
Il faudra attendre quatre ans pour que Vioxx soit retiré du marché, après avoir été pris par des dizaines de millions de patients. Selon une étude du «Lancet» fin 2004, Vioxx aurait été responsable de quelque 38’000 crises cardiaque fatales.

L’opacité qui entoure les essais cliniques a beau paraître scandaleuse, elle continue à être défendue bec et ongles par les pharmas, qui la justifient en général par des raisons de secret commercial. Malgré nos demandes répétées, Interpharma (l’association représentant les entreprises pharmaceutiques actives dans la recherche en Suisse) est restée injoignable pour une prise de position.

Un coffre-fort médical

Un groupe d’académiciens et de médecins suisses a fondé en juillet 2012 l’Association «Santé et Données», dont le but est d’encourager la discussion des enjeux scientifiques, éthiques, sociaux, juridiques et politiques liés à l’utilisation de données personnelles. L’association souhaite lancer une plateforme en ligne où les patients pourront entreposer toute sorte de données sur leur santé. «Chacun pourra regrouper les informations le concernant, comme son dossier médical ou des informations qu’il a récoltées lui-même, sur ses heures de sommeil ou son alimentation par exemple», explique le généticien Ernst Hafen, cofondateur de l’association. Les patients seront les seuls à avoir une vue d’ensemble de leur dossier. «Ils seront libres de choisir quelles données ils souhaitent mettre à la disposition des chercheurs.» Ces données seront vendues à des pharmas et autres instituts de recherche. Encore en phase de construction, la plateforme est gérée comme une coopérative. «Notre objectif est de faire profiter du savoir et des bénéfices financiers de la plateforme à ses membres.»

Les médecins contre-attaquent

Mais la situation pourrait changer. En janvier 2012, Carl Heneghan et des dizaines de médecins (dont le psychiatre britannique Ben Goldacre, auteur de «Bad Pharma») lancent l’initiative internationale «Alltrials». L’objectif: convaincre l’opinion publique, les politiciens et les organisations de patients de l’importance d’un changement de paradigme. Si la charte a été signée par 420 organisations, seules deux entreprises pharmaceutiques l’ont fait, dont le géant britannique GlaxoSmithKline. Ce dernier a joint l’acte à la parole en livrant à des chercheurs le résumé d’études complet sur l’antigrippal Relenza.

Autre mini-victoire: après avoir esquivé pendant des années des demandes d’accès aux données, Roche (qui n’a pas rejoint «Alltrials») a mis sur pied un groupe d’experts pour analyser tous les essais cliniques du Tamiflu, dont l’efficacité a sérieusement été remise en question. Les données ont également été fournies aux chercheurs de la Cochrane Collaboration, même si c’est dans un format peu pratique: «Nous n’avons pas reçu une base de données électronique mais des PDF», note Peter Doshi de l’Université Johns Hopkins à Baltimore.

Les spécialistes se réjouissent de ces évolutions, mais restent prudents: «Le combat n’est clairement pas encore gagné. Nous attendons des faits concrets, pas des promesses», glisse Bernard Burnand, qui participe depuis 2005 au Groupe d’Ottawa, une association qui milite pour l’enregistrement des essais cliniques et la dissémination des résultats.

Dans deux décennies, les gens se retourneront avec étonnement sur cette période où les données n’étaient pas publiées.

Fait marquant: l’Agence européenne du médicament (EMA) a décidé de publier de manière systématique les résumés complets des études cliniques dès janvier 2014. Mais cette bonne volonté peut se heurter aux actions judiciaires de la part d’entreprises pharmaceutiques: en novembre 2013, les sociétés InterMune et AbbVie ont réussi à empêcher la publication de résumés par l’EMA. Et le mouvement ne la suit pas en Suisse, ou le régulateur Swissmedic déclare ne pas avoir l’intention de publier les résultats d’études.

Restera encore à résoudre le problème des milliers d’essais cliniques déjà effectués. Ceux-ci dorment dans les archives, bien à l’abri des regards des premiers intéressés: les médecins et les patients. «Dans deux décennies, les gens se retourneront avec étonnement sur cette période où les données n’étaient pas publiées, prophétise Carl Heneghan. Ils trouveront cela incroyable et ridicule.»



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Fait marquant: l’Agence européenne du médicament (EMA) a décidé de publier de manière systématique les résumés complets des études cliniques dès janvier 2014.