Dossier
Texte: Benjamin Keller, Melinda Marchese et Julie Zaugg
Photo: www.facelab.org

La médecine participative

Donner ses données: un geste qui permet d’améliorer les traitements et qui ouvre 
de nouveaux horizons à la recherche. Bienvenue dans l’univers en pleine expansion 
du patient transparent.

May 14, 2014

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Interview de Peter Elbaek Petersen, directeur de Sundhed.dk

Sundhed est un projet considérable. Quelle a été sa principale difficulté : le volume de données ou le regroupement d’informations à l’échelle nationale?

Le plus grand défi à relever a été de faire accepter à chaque organisation de perdre son identité en rejoignant un portail doté d’une marque forte. Cela est particulièrement vrai pour les pionniers qui avaient déjà lancé des projets.
Il a également été difficile de bâtir une organisation et de tisser un réseau de participants en mesure de mener à bien le projet.



Comment les Danois ont‑ils accueilli cette plate‑forme? Ont‑ils été préoccupés par une éventuelle atteinte à leur vie privée? Comment avez‑vous communiqué au sujet d’un tel changement?

Les Danois ont très bien accueilli le portail. Au cours des dix premières années, on a observé une augmentation constante du nombre d’utilisateurs. En 2010, la mise en place d’une nouvelle version de la solution d’accès – désormais adoptée par le secteur bancaire – a renforcé l’utilisation de la partie personnalisée du portail.
Les Danois ont témoigné un degré de confiance élevé à l’égard du système de sécurité utilisé pour accéder à des informations personnelles sur des sites Internet publics, ainsi qu’à l’égard des organismes publics. Par conséquent, les inquiétudes liées au risque d’atteinte à la vie privée ont été minimes. Cependant, cette question pourrait devenir plus problématique dans les années à venir.
Les projets initiaux de vastes campagnes d’information n’ont jamais abouti. Chaque année, une à deux campagnes plus modestes sont destinées à promouvoir le portail auprès des citoyens. En outre, un effort de communication est réalisé en permanence auprès des professionnels de santé pour leur expliquer l’usage qu’ils peuvent avoir du portail et pour qu’ils en promeuvent l’utilisation auprès de la population.


Combien d’utilisateurs compte actuellement Sundhed ? Ce nombre est‑il en progression ?

Oui, le nombre d’utilisateurs augmente. En octobre et en novembre 2013 respectivement, le portail a suivi plus d’un million de visiteurs différents. Il convient de comparer ce chiffre avec la population totale du pays de 5,6 millions d’habitants.


Ce portail a‑t‑il changé la manière dont le Danemark gère son système de santé ?

Non, mais il appuie le système existant tout en proposant de nouveaux canaux de communication qui visent à remplacer certains rendez-vous en personne.

Le changement majeur apporté par le portail réside dans l’accompagnement des patients vers une prise d’autonomie et une plus grande implication. Les personnes diabétiques peuvent en effet pratiquer l’autosurveillance et les patients bénéficier du soutien d’autres personnes qui se trouvent dans une situation similaire.

La médecine a toujours été affaire de données. Symptômes, température, pouls, résultats de tests… Autant d’informations qui, depuis des siècles, permettent au praticien d’établir un diagnostic et de prescrire un traitement. Ce processus ancestral connaît depuis une dizaine d’années une formidable accélération. Les données médicales, devenues numériques, se multiplient de manière exponentielle et circulent sans limite, ce qui ouvre de nouveaux horizons aux chercheurs et transforme les relations avec les patients.

Les professionnels de la santé ne sont pas toujours à l’origine de ces collections de données: des réseaux sociaux consacrés aux maladies naissent de l’initiative même de patients.

«La capacité de stockage, alliée à la puissance de calcul des ordinateurs, bouleverse totalement notre manière de faire de la recherche, se réjouit Jacques Fellay, généticien et directeur de laboratoire à la Faculté des sciences de la vie de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Nous pouvons travailler sur une quantité quasi infinie de données médicales qui proviennent de «vrais» patients, d’horizons très divers. Alors que, jusqu’à présent, nous devions étudier des groupes limités de personnes recrutées pour des essais cliniques.»

Les professionnels de la santé ne sont pas toujours à l’origine de ces collections de données: des réseaux sociaux consacrés aux maladies naissent de l’initiative même de patients. L’ensemble des informations qu’ils publient sont compilées, permettant ainsi de construire une connaissance collective et documentée de maladies chroniques, parfois rares et méconnues.

D’autres types de données proviennent de la numérisation des dossiers des patients, un service au public qui est mis en place dans de nombreux pays, dont la Suisse. Par ailleurs, sous l’impulsion d’institutions sanitaires, des biobanques se créent à travers le monde pour rassembler des collections d’échantillons biologiques.

Ce partage de données personnelles, qu’il s’agisse de sang, de tissus ou de résultats d’examens cliniques, est un acte consentant de la part des patients, toujours plus nombreux à vouloir contribuer à la science. «Cette tendance ne signifie pas forcément qu’aujourd’hui les gens font davantage confiance à la recherche qu’auparavant, précise Jacques Fellay. Il y a encore dix ans, récolter et stocker tant de données n’était tout simplement pas possible d’un point de vue technologique. Si les scientifiques expliquent correctement leur intention aux patients et que la collaboration entre eux se déroule dans un contexte éthiquement sain, la médecine participative a de beaux jours devant elle. Et surtout, elle ouvrira d’extraordinaires perspectives thérapeutiques pour de multiples maladies.»

1/ Réseaux sociaux: les patients s'organisent

Frappé d’une tumeur cancéreuse au cerveau, l’Italien Salvatore Iaconesi décide en septembre 2012 de mettre sur internet toutes ses données médicales «Proposez-moi un traitement!», invite-t-il sur son site baptisé «La Cura». Il recevra plus de 500’000 réponses contenant des conseils, même de médecins. Suite à son opération, il remerciera tout ce réseau d’entraide de lui avoir permis «de ne pas se sentir seul».

A l’instar de Salvatore Iaconesi, des milliers de personnes à travers le monde partagent aujourd’hui leur dossier médical sur des plateformes internet spécialement conçues à cet effet, telles que CureTogether et Carenity. Parmi les plus populaires se trouve PatientsLikeMe, un réseau social créé en 2004 aux Etats-Unis. Sur simple inscription, il permet aux internautes de créer un profil sous pseudonyme. Sur cette sorte de Facebook pour malades qui compte 250’000 membres, dont 153 en Suisse, les gens détaillent leurs symptômes, comparent leurs diagnostics et leurs effets secondaires.

Pourquoi partager en ligne ces informations très personnelles? L’envie de trouver un traitement à une affection représente la motivation première. «Nous agrégeons les données de nos membres sous forme de graphiques, ce qui leur permet de se comparer à d’autres personnes souffrant de la même maladie, de se renseigner sur les effets secondaires de divers traitements ou de glaner des conseils sur les façons de gérer leurs symptômes», détaille Paul Wicks, directeur de la recherche et du développement de PatientsLikeMe. Pour le généticien Jacques Fellay, «les gens veulent aussi que l’expérience difficile qu’ils vivent ait une raison d’être, qu’elle puisse être utile à d’autres».

La prise de pouvoir du patient
Se renseigner sur internet confère aussi un tout nouveau rôle au patient: de sujet passif, dépendant des recommandations de son médecin, il va chercher l’information auprès d’autres «patients éclairés», gagnant ainsi en assurance. «Les patients arrivent souvent en consultation avec des pages imprimées de Wikipedia, note Chin Eap, membre de l’Unité de pharmacogénétique et de psychopharmacologie clinique du CHUV. Pour les médecins, il y a des aspects positifs à retirer de cette évolution: le malade est plus attentif à ses symptômes et parvient mieux à les décrire.» Certains iront jusqu’à modifier le traitement prescrit par leur médecin. Un Américain souffrant de sclérose en plaques a, par exemple, découvert sur PatientsLikeMe qu’il prenait une quantité plus basse de Baclofen – l’un de ses médicaments – que les autres usagers du site. «En augmentant le dosage, il a gagné une heure de mobilité par jour», note Paul Wicks.

«Nous agrégeons les données de nos membres sous forme de graphiques, ce qui leur permet de se comparer à d’autres personnes souffrant de la même maladie, de se renseigner sur les effets secondaires de divers traitements ou de glaner des conseils sur les façons de gérer leurs symptômes», détaille Paul Wicks, directeur de la recherche et du développement de PatientsLikeMe.

Risques à anticiper

Reste que certains scientifiques émettent des réserves quant à l’utilité de ces données mises en ligne par le patient lui-même. «Leur qualité dépend de la compréhension que la personne a de sa propre santé, qui peut être défaillante, fait remarquer Pierre Théraulaz, membre de la Commission vaudoise d’examen des plaintes de patients. Il peut arriver qu’une personne n’accepte pas son diagnostic, qu’elle ne rapporte pas ses symptômes de façon précise ou qu’elle exagère les effets secondaires d’un médicament. Il manque le regard externe d’un expert.»

Autre motif d’inquiétude, les effets sur la confidentialité de la mise en ligne de cette gigantesque collecte de données médicales. Sur PatientsLikeMe, les gens n’hésitent pas à se servir de leurs vrais noms, à publier des photos d’eux et à indiquer leur ville d’origine. Les participants au Personal Genome Project doivent signer un formulaire de consentement qui indique que les données qu’ils ont fournies pourraient être volées et décryptées. Lorsqu’une personne met ainsi en ligne des informations sur sa santé, elle s’expose à ce qu’un employeur les voie et refuse éventuellement de l’engager ou à ce qu’un assureur décide de ne pas conclure un contrat d’assurance.

Les patients perdent également le contrôle sur ce qui est fait de leurs données. PatientsLikeMe vend des informations sur ses membres à des entreprises pharmaceutiques. CureTogether autorise même ces dernières à leur envoyer des publicités. «Ces organisations de patients sur la toile ont joué un rôle primordial dans l’essor de la médecine participative, et leurs bienfaits sont indéniables, estime Jacques Fellay. Mais il est temps à présent de réfléchir aux garde-fous qu’il faut mettre en place pour garantir la protection de l’individu.»

2/ Dossiers électroniques - pour une meilleur transmission des informations

La numérisation des données se joue aussi à l’échelle du patient. Avec le dossier électronique, l’ensemble des informations de santé d’un individu, aujourd’hui éparpillées, sont mises en commun et rendues accessibles à tout moment, depuis n’importe quel dispositif connecté. Objectifs: limiter les erreurs de traitement, accélérer la prise en charge et éviter de répéter inutilement des examens.

Le dossier médical informatisé est déjà une réalité dans certains cantons suisses. A Genève, pionnier en la matière, il a été déployé en mai 2013. Les patients qui souhaitent en bénéficier doivent faire une demande à un professionnel de la santé. Près de 1’600 personnes avaient déjà sauté le pas en janvier dernier. Une fois le dossier créé, il est lié avec le numéro d’assuré et des données préexistantes y sont automatiquement insérées. Médecins comme patients peuvent ensuite consulter le dossier via une plateforme en ligne (www.mondossiermedical.ch). «Ce sont les patients qui décident qui a accès à quelles informations», précise Adrien Bron, chef de la Direction générale de la santé de Genève.

Le dossier électronique ne remplace pas les dossiers médicaux existants. «Tous les renseignements qui y figurent sont considérés comme un plus, mais il n’y a pas de garantie d’exhaustivité, continue Adrien Bron. Les professionnels n’ont pas l’obligation d’y insérer les informations contenues dans leurs propres dossiers. Plus le dossier électronique sera utilisé, plus il deviendra un outil efficace, en particulier pour les médecins de premier recours ou pour la prise en charge des patients complexes.»

Le dossier électronique ne remplace pas les dossiers médicaux existants. «Tous les renseignements qui y figurent sont considérés comme un plus, mais il n’y a pas de garantie d’exhaustivité, continue Adrien Bron. Les professionnels n’ont pas l’obligation d’y insérer les informations contenues dans leurs propres dossiers.

Si des améliorations restent à apporter à la plateforme genevoise, par exemple la possibilité pour les patients d’insérer eux-mêmes leurs données, il s’agit pour l’heure du projet le plus avancé en Suisse. La Confédération veut encourager la création des dossiers électroniques. Un projet de loi fédéral a été établi pour fixer un cadre légal, qui pourrait entrer en vigueur en 2015. «Il n’est pas prévu d’établir une plateforme fédérale, mais des structures décentralisées qui pourront se limiter aux frontières cantonales ou s’étendre au-delà», précise Daniel Dauwalder, porte-parole de l’Office fédéral de la santé publique.

D’autres Etats sont allés plus loin. Au Danemark, une plateforme nationale a été créée, donnant autant accès aux dossiers électroniques des patients qu’à des informations médicales ou sur le système de santé. Baptisé Sundhed, le site est plébiscité: à la fin 2013, il enregistrait plus d’un million de visiteurs uniques par mois, alors que le pays compte 5,6 millions d’habitants, selon le directeur Morten Elbæk Petersen (interview ci-dessous).

3/ Biobanques– Des mines d’or pour les chercheurs

Toujours plus grandes, toujours plus nombreuses. Les biobanques, collections d’échantillons biologiques (sang, tissus, urine) destinés à la recherche, ont vu leur importance s’accroître avec l’essor de la médecine génomique. Appelée aussi médecine personnalisée, cette approche a pour but de traiter chaque patient en fonction de ses particularités génétiques. Elle doit permettre le développement de traitements ciblés et de prévenir l’apparition de maladies. Problème: la plupart de ces variantes génétiques ne concernent qu’une fraction de la population. Pour les déceler, les chercheurs doivent étudier de nombreux échantillons d’ADN. D’où l’importance des biobanques.

A Lausanne, un projet unique en Europe de biobanque hospitalière systématique, faisant participer l’ensemble des patients, a été lancé au début 2013. La Biobanque institutionnelle de Lausanne (BIL) doit servir à anticiper les progrès rapides de la médecine génomique. Les patients ont la possibilité de faire don de quelques millilitres de sang qui sont ensuite mis à disposition des chercheurs. Sur 8’500 patients rencontrés jusqu’en janvier dernier, 7’500 ont accepté de contribuer, détaille Vincent Mooser, directeur de la BIL. «Nous nous engageons à informer les participants si nous découvrons parmi leurs gènes une mutation qui les prédisposerait à une maladie», précise le responsable. Seule exception: les affections pour lesquelles il n’existe pas encore de traitement.

Des garde-fous existent: «La loi fédérale relative à la recherche sur l’être humain nous oblige à obtenir un consentement écrit de toute personne dont nous souhaitons utiliser les données médicales.» Et lorsqu’une firme récolte des informations sur des patients, elle doit en avertir le préposé fédéral à la protection des données. Chaque canton possède en outre une commission d’éthique qui surveille ces recherches. Aucun cadre légal international n’a par contre été mis en place.

«Il est nécessaire de se montrer digne de la confiance des patients qui acceptent de participer, estime Jacques Fellay. Les chercheurs doivent faire preuve de transparence et les informer au maximum des avancées de leurs projets.»

D’autres grandes biobanques ont été créées dans le monde, à l’image de la National Biobank of Korea, la biobanque pédiatrique du Children’s Hospital of Philadelphia ou encore la UK Biobank. De nombreuses petites biobanques sont de plus constituées par les hôpitaux, pour des recherches ciblées.



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Repères

Big Data

La gigantesque masse de données numériques générées par les individus. Chaque jour, elle s’alourdit de 2,5 trillions d’octets, selon IBM.

12,4

En milliards de dollars, le chiffre d’affaires du marché du Big Data en 2014 (tous domaines confondus), selon le cabinet Transparency Market Research.

300

En milliards de dollars, les économies que pourrait enregistrer le système de santé américain grâce aux applications de Big Data, selon le cabinet McKinsey.

«Je m’implique pour les générations futures»

Hospitalisé en novembre 2012, André Charette a accepté de mettre à disposition de la recherche un échantillon de son sang.

André Charette n’a pas hésité une seconde: lorsque l’équipe de la Biobanque institutionnelle de Lausanne (BIL) lui a demandé s’il acceptait que du sang lui soit prélevé pendant son opération en vue de le mettre à la disposition des chercheurs, il a immédiatement donné son accord. «Si je peux d’une manière ou d’une autre contribuer au progrès de la recherche, je le fais. J’ai également accepté que des tissus soient prélevés.»

Ce père de deux enfants, âgé de 42 ans, espère avant tout que les avancées de la médecine génomique profitent aux générations futures. André Charette souhaite être informé si une anomalie génétique est détectée lors de l’analysede son ADN. «Mes données ne sont donc pas totalement anonymes puisque les chercheurs ont la possibilité de remonter jusqu’à moi. Mais la BIL m’a assuré que mes informations génétiques ne seront utilisées que dans un cadre de recherche médicale. J’ai signé en toute confiance le consentement général.»

Les patients ont la possibilité de faire don de quelques millilitres de sang qui sont ensuite mis à disposition des chercheurs. Sur 8’500 patients rencontrés jusqu’en janvier dernier, 7’500 ont accepté de contribuer, détaille Vincent Mooser, directeur de la BIL.