Dossier
Texte: Emilie Mathys

« La parole se libère, mais la justice avance lentement »

La reconnaissance par la justice est, pour beaucoup de victimes d’abus sexuels, une étape indispensable vers la reconstruction de soi. L’avocate lausannoise Coralie Devaud déplore une législation suisse archaïque en matière de viol et d’inceste.

in vivo / Que se passe-t-il au niveau juridique lorsqu’un abus sexuel est commis sur une mineure ?

coralie devaud / Les abus sexuels commis sur des enfants sont des infractions qui se poursuivent d’office. Cela signifie qu’une plainte n’est pas nécessaire pour l’ouverture de la procédure pénale. Il est toutefois conseillé de déposer plainte en vue de faire valoir ses droits. La majorité des signalements de mise en danger d’un mineur émanent du milieu médical, scolaire ou familial. Toutefois, si l’enfant est capable de discernement, autour de l’âge de 15 ans, il peut aussi lui-même déposer plainte.
La machine judiciaire se met en marche et une procédure est rapidement lancée. Selon l’âge de l’auteur la procédure s’engage soit devant le Tribunal des mineurs, soit devant le Ministère public si la personne est majeure.

iv / Les enfants sont des êtres vulnérables, qui n’ont pas forcément accès à la parole. Des précautions sont-elles prises au moment de l’audition ?

cd / Le processus d’audition des enfants, des plus jeunes particulièrement, est très précis. L’enfant, en fonction de ses facultés, soit à partir de 5 ou 6 ans, est entendu et filmé dans un local adapté, en présence d’un psychologue LAVI, et selon un protocole qui a notamment pour but d’éviter toute influence ou contamination des déclarations de la victime. Des inspecteurs – disposant d’une formation spécifique en la matière – suivent l’audition, retransmise sur un écran, dans une autre pièce. Nous sommes très attentifs aux dires spontanés de l’enfant. Tout est fait pour ne pas polluer son discours et éviter un risque de victimisation secondaire1(¹ La victimisation secondaire est le mécanisme qui fait souffrir une seconde fois la victime de violence ou d’agression quand on ne la croit pas, qu’on minimise les faits ou encore qu’on la considère comme coupable de ce qui lui arrive.).

iv / Dans le cas où l’accusée présumée est l’un des parents, que se passe-t-il ?

cd / Le procureur interpelle la Justice de paix – l’autorité de protection de l’enfant – pour qu’un curateur de représentation soit attribué à l’enfant en vue de défendre ses intérêts dans la procédure. En d’autres termes, cela signifie qu’on ôte aux parents le pouvoir légal de représenter leur enfant à ce titre. La Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ) peut également intervenir pour le volet civil. Elle peut, par exemple, demander un placement de l’enfant si l’on estime que ce dernier n’est pas en sécurité avec ses parents ou ses représentants devant la loi.

iv / L’inceste représente l’ultime tabou social. Pourtant, dans la loi suisse, il n’est pas considéré comme un crime.

cd / En effet, l’inceste est, selon le Code pénal, un délit qui relève du droit de la famille. Cette disposition avait pour but, à l’origine, d’éviter la consanguinité et de préserver le lien familial. L’inceste doit être accompagné de contrainte ou de violence pour être considéré comme un crime. À l’image de la définition du viol en Suisse, la disposition qui concerne l’inceste est archaïque : pour qu’il y ait inceste, il doit y avoir un acte sexuel entre ascendants et descendants ou entre frère et sœur. L’auteur d’inceste peut uniquement être de sexe masculin et la victime de sexe féminin. Les liens incestueux d’une mère avec son fils ou d’un père avec son fils n’entrent pas dans la définition de l’inceste, tout comme les abus qui seraient commis par un frère adoptif ou un beau-père, puisque le Code pénal ne reconnaît que les liens du sang.

iv / Vous citiez une loi suisse désuète en matière de viol. Qu’en est-il exactement ?

cd / À l’heure actuelle, la définition du viol est très restrictive : elle se fonde sur la notion de contrainte physique ou psychologique. Un « non » exprimé oralement en l’absence d’un moyen de contrainte n’entre pas dans ce cadre, aux yeux de la loi. L’infériorité cognitive ainsi que la dépendance émotionnelle et sociale peuvent, particulièrement chez les enfants et les adolescentes, induire une énorme pression qui les rend incapables de s’opposer à des abus sexuels. Il est souvent nécessaire de rappeler qu’un enfant n’est jamais consentant, et qu’une agression sexuelle peut être faite sans contrainte. En outre, un viol, à l’instar de l’inceste, est seulement reconnu dans le cadre de la pénétration d’un pénis dans un vagin, excluant la fellation et la sodomie et, de facto, les agressions sexuelles entre personnes de même sexe.

iv / Les affaires d’abus sexuels, d’autant plus quand elles concernent des enfants, ont ceci de complexe qu’elles manquent souvent de preuves.

cd / Oui, c’est toute la difficulté de ce genre de procédure : les victimes ont le sentiment de devoir démontrer qu’elles disent la vérité. Il est rare qu’un auteur reconnaisse les faits, sauf s’il existe des preuves évidentes, comme, des traces scientifiques ou un grand-père qui aurait fait des photographies des parties intimes de sa petite-fille. Et même dans ce cas, il arrive que des agresseurs, ainsi
que leurs conjointes, se murent dans le déni. Les instances juridiques collaborent étroitement avec le corps médical qui pourra, par exemple, attester d’un état post-traumatique. Un élément supplémentaire pour le tribunal, sachant que le doute joue toujours en faveur de l’accusé. Le dossier d’une victime d’abus sexuels est un véritable château de cartes et parvenir jusqu’au tribunal
est un parcours du combattant.

iv / Du point de vue des victimes, que peut leur apporter la justice suisse ?

cd / On entend fréquemment que les victimes se sentent abandonnées, que tout le processus judiciaire tourne autour du prévenu. Mais tous les survivants ne font pas appel à la justice dans le même but : certains ont besoin d’obtenir une reconnaissance des faits pour se reconstruire, d’autres une condamnation. D’autres encore entament un processus judiciaire pour éviter que l’histoire ne se répète. /



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Biographie

Née à Lausanne et après avoir obtenu une licence en droit, Me Coralie Devaud poursuit son parcours académique en rédigeant une thèse de doctorat sur le consentement éclairé dude la patiente. Depuis plus de dix ans, elle pratique en qualité d’avocate pénaliste et défend notamment les intérêts des enfants ayant subi des violences physiques, psychiques ou sexuelles. Me Coralie Devaud conseille et assiste également les professionnelles de la santé lors de procédures pénales et disciplinaires.