Dossier
Texte: Bertrand Tappy

La bataille vécue de l'intérieur

Urgences, soins intensifs, logistique, hygiène hospitalière, médecine interne... In Vivo livre les récits de ceux qui ont été au front durant plusieurs semaines.

Depuis le 28 février et l’entrée du premier patient positif au Covid-19 au CHUV, l’hôpital universitaire s’est retrouvé embarqué dans une opération sans précédent et un défi gigantesque, disputé quasi simultanément par toutes les institutions sanitaires mondiales. En quelques semaines, plus de 30 000 cas positifs ont été testés en Suisse, dont plus de 5000 dans le canton de Vaud. Du lit du patient au sous-sol de la Logistique, c’est l’intégralité des 12 000 membres du personnel qui a vu son quotidien chamboulé par cette arrivée massive de patients atteints d’une maladie dont on ignorait tout et qu’il a fallu contenir avec les outils et les connaissances du moment.

À l’heure où nous écrivons ces lignes (ndlr : 7 mai 2020), les premières mesures de déconfinement débutent. Une perspective de retour à la normale qui – même si nous sommes encore loin de pouvoir dresser un bilan précis – permet d’esquisser la manière dont les hôpitaux affronteront ce genre de menace dans le futur. Ce dont on peut être sûr, c’est que l’image de la médecine toute-puissante est à jeter aux oubliettes : les médias ont relayé les témoignages de professionnels qui ont dû composer avec l’incertitude, les hypothèses et les débats de la communauté scientifique, excluant toute possibilité d’une sortie rapide de la crise par l’apparition d’un vaccin miraculeusement apporté par la technologie.

Ce qui a guidé l’hôpital dans la tourmente, outre l’abnégation et le courage de celles et ceux qui ont œuvré chaque jour au lit du patient, ce sont des valeurs et des compétences qui étaient déjà présentes avant la crise. Et qui ont permis aux membres du corps médical et soignant de livrer cette bataille de l’humilité.

Les Soins intensifs ont plus que doublé leur capacité, passant de 35 à 80 lits en quelques semaines.

Aux soins intensifs, le défi de la formation

Au moment où nous visitons le service (2 mars), 38 patients atteints de Covid-19 sont pris en charge, sur une capacité totale de 80 lits au pic de la pandémie, soit plus du double par rapport à d’habitude (35 lits). Autour des patients répartis entre des annexes des Urgences, le bloc opératoire et les lits usuels du service. « Nous avions décidé d’accueillir les patients progressivement dans toutes les unités en même temps, afin de ne jamais être débordés », explique Mauro Oddo. Une stratégie gagnante, mais qui a nécessité une importante mobilisation des équipes, qui ont plus que doublé, un brassage qui a représenté un énorme défi de formation et de partage des connaissances.

Car pour Mauro Oddo, le médecin intensiviste qui a repris temporairement la direction du Service de médecine intensive adulte au moment de la crise, c’est effectivement la maîtrise des pratiques standardisées développées au lit du patient qui ont sauvé les malades les plus gravement atteints par le Covid-19 : « Si l’on considère uniquement l’un des symptômes les plus fréquemment observés, à savoir la détresse respiratoire aiguë, la prise en charge des patients atteints par le virus n’a pas été différente de ce que nous savons faire depuis près de vingt ans, continue Mauro Oddo. Support ventilatoire mécanique (les fameux ’respirateurs’ dont les médias se sont tant préoccupés en début de crise) protecteur, dont le décubitus ventral (pratique consistant à retourner le patient sur le ventre afin d’améliorer ses échanges gazeux). Ce sont des pratiques que nous connaissons bien, qui ont fonctionné et garanti les standards de qualité habituels. »

Reste que l’ampleur de la vague a été sans précédent. Pour l’absorber, six unités supplémentaires ont
dû être créées, nécessitant une restructuration en profondeur de nombreux services afin de faire de la place : dans les plans de la Direction générale, une des premières mesures ainsi identifiées était la fermeture des actes opératoires non urgents, tout un étage du bloc opératoire s’est retrouvé vidé, et nous avons pu l’utiliser pour créer des unités de soins intensifs idéales, car stériles et dotées de flux d’aération optimaux. « Nous avons réalisé, en collaborant étroitement avec les autres services, notamment l’anesthésiologie et la Direction générale, que nous avions les structures, le matériel et les ressources humaines. Le Covid-19 a révélé une solidarité remarquable au sein de l’hôpital : même s’il reste encore beaucoup de questions, c’est de bon augure pour la suite », dit Mauro Oddo.

Certains blocs opératoires de l’hôpital ont été transformés en unités de soins intensifs.

En médecine interne, la vague endiguée

Pour un patient atteint du Covid-19 aux Soins intensifs, ce sont plus de dix personnes qui ont été admises au sein du Service de médecine interne.

Des chiffres impressionnants, mais qui restent heureusement éloignés des prédictions les plus pessimistes. C’est notamment sur les épaules du médecin cadre Antoine Garnier que reposait la gestion de la crise au sein du service, dirigé par le Prof. Peter Vollenweider. Une tâche dont il s’est acquitté avec un seul enjeu : pouvoir garantir une prise en charge optimale, en maintenant la pression le plus bas possible :

"Par l’incroyable engagement des équipes, la crise ne nous a jamais empêché de faire notre travail correctement" Antoine Garnier, Service de médecine interne

« Pour être tout à fait honnête, le plus grand avantage que nous avons eu, outre l'engagement de tout le personnel, ce sont les décisions courageuses et claires de notre direction générale, qui nous ont permis de faire face à cette pandémie qui pouvait toucher à la fois les patients et le personnel. »

Suivirent alors une augmentation du nombre de lits et de professionnels et la création d’une cellule de conduite. Mais la manière de communiquer en interne a également constitué un bel atout : « Tout le monde s’est retrouvé noyé sous une masse énorme d’informations, parfois contradictoires, entre les réseaux sociaux, les médias, le bouche-à-oreille… Il était essentiel d’établir une manière de communiquer sereine et la plus directe possible », ajoute-t-il. Pour y parvenir, le service a notamment mis en place le « huddle » : chaque jour à midi pile depuis le début de la crise a donc lieu une séance debout devant les ascenseurs de l’étage. Le but ? Communiquer les dernières décisions et répondre aux questions qui taraudent.

Aujourd’hui, le « huddle » fait partie du quotidien. Il demeurera peut-être après la crise. Reste à savoir jusqu’à quand cette dernière durera : « Avec la sortie du confinement commence un autre défi, dit Antoine Garnier. Nous allons voir revenir les patients non-Covid-19 et par conséquent, même si le nombre de patients atteints par le virus va progressivement baisser, nous allons nous retrouver avec une hausse des lits occupés par des personnes qui ne devront pas se mélanger. Par l’incroyable engagement des équipes, la crise ne nous a jamais empêché de faire notre travail correctement. »

En médecine interne, des réunions journalières, appelées « huddle », ont permis à l’équipe d’échanger des informations.

Aux Urgences, l’atout de l’anticipation

« Voilà, c’est notre tente ! » En entrant dans ce qui est – en période normale – le garage des ambulances, Pierre-Nicolas Carron ne peut réprimer un petit sourire. Il faut dire que la transformation est impressionnante : en lieu et place d’un banal parking couvert, l’espace a été agrandi à l’aide d’une infrastructure couverte qui abrite 18 lits, un local de tri et toute l’installation nécessaire pour s’occuper des patients, y compris l’oxygène et les dispositifs de surveillance cardiaque et respiratoire.

Même si elle n’a pas servi, cette installation est l’incarnation de la ligne de conduite que s’était donnée le chef du Service des urgences du CHUV : toujours avoir deux coups d’avance sur la propagation du virus et le risque de surcharge de l’institution.

« J’ai toujours eu la certitude qu’en cas de catastrophe, il serait possible d’utiliser cet espace pour accueillir les patients. Et grâce au travail de la logistique de l’hôpital et des collaborateurs du CIT-S (construction, ingénierie, technique et sécurité), nous avons pu monter la chose en cinq jours ! » dit-il. Et n’allez pas imaginer un hôpital de tranchées : entre le parquet et un contrôle des flux d’air, le lieu est tout à fait capable d’accueillir les patients dans les meilleures conditions.

Le Service des urgences avait également transformé – avec l’aide des équipes de la Logistique – le garage des ambulances pour accueillir des patients. Fort heureusement, le lieu n’a jamais été mis à contribution.

Même topo dans les autres locaux des Urgences : le service a doublé sa capacité (atteignant 90 lits au total), en réquisitionnant également un corridor prévu dans les cas d’afflux brutal de patients lors d’accidents et des bureaux adjacents.

« Évidemment, nous avons dû créer de nouvelles choses, imaginer de nouveaux flux de patients. Mais ce qui nous a aidés, c’est l’habitude de traiter des patients dont la situation n’est pas clairement établie et qui nous obligent à prendre toutes les précautions nécessaires. Et l’autre leçon importante, c’est que l’excellente collaboration avec le Service de médecine interne nous a permis de diminuer le séjour des patients aux Urgences, et ainsi d’absorber les pics d’activité et les arrivées simultanées de nombreux patients. Il est encore trop tôt pour tirer un bilan définitif, mais il est évident que nous en tiendrons compte pour la suite », explique Pierre-Nicolas Carron.

En Logistique, l’approvisionnement réinventé

Déménagements, aménagements, risque de pénurie de matériel – les défis qu’ont eu à relever les 1200 professionnels du Département logistique du CHUV sont gigantesques. Une série de challenges que leur chef Pierre-Yves Müller a relevés avec une volonté inébranlable : « Il y a bien sûr eu des missions dont nous avions l’habitude, mais dans des proportions jamais vues : installer un service dans de nouveaux espaces ou encore modifier l’offre et l’agencement des lieux de restauration pour respecter les règles de l’Office fédéral de la santé publique. En revanche, l’approvisionnement en matériel fut une sacrée nouveauté ! »

Tout débute lorsque l’hôpital se rend compte que les premiers stocks de masques et de blouses seront rapidement épuisés. « Contractuellement, nous aurions dû avoir droit à trois mois de réserve chez nos fournisseurs. Mais très rapidement, nous avons réalisé qu’il leur serait impossible de nous livrer », explique Pierre-Yves Müller. Commence alors une vaste enquête pour trouver de nouvelles sources d’approvisionnement. « C’est un émissaire du canton qui est revenu avec le contact d’une usine située – ironiquement – dans la région de Wuhan. L’usine était prête à repartir au mois de mars, mais c’est l’avance que nous avons versée qui leur a permis de payer de nouveau les employés et de relancer la machine. Autant dire que ce genre de situation est rare dans le service public, à plus forte raison dans le domaine de la santé ! »

Puis c’est le rapatriement du matériel.

L’Armée a également été appelée en renfort. Une équipe de jeunes soldats d’hôpital (à gauche) découvre les manipulations de patients.

« Certains États se sont comportés comme s’ils étaient en guerre. Quand les Américains ̒volent’ des stocks promis à l’Europe sur le tarmac de l’aéroport, il faut être capable d’agir vite et de décider sans perdre de temps, se souvient-il. Nous avons eu une grande chance que l’État nous fasse confiance. Mais je me souviendrai longtemps de mes premiers téléphones avec les transitaires : un hôpital universitaire qui tente de réserver directement des avions… Nous étions des ovnis dans leur monde ! Mais pour moi, être bizarre, c’est positif : cela veut simplement dire que nous sommes les premiers. »

Dans les Soins, la solidarité entre départements

Qui dit explosion du nombre de patients dit explosion du besoin de professionnels. Et la modification profonde du fonctionnement des services (arrêt des interventions chirurgicales non vitales, fin des consultations non urgentes, etc.), ajoutée à la suppression des vacances du personnel, a provoqué un bouleversement sans précédent parmi les milliers de soignantes et soignants. « Nous avons recensé toutes les personnes disponibles, pour les dispatcher en fonction des besoins et de leurs compétences : soins intensifs, dépistage, annonce du diagnostic… La solidarité entre les départements a été exemplaire », raconte Nicolas Jayet, adjoint à la Direction des soins.

En plus de ces renforts, plus de 130 étudiants HES de la filière Soins infirmiers finissant leurs études ont été mis à contribution. L’une de leurs missions : participer au fonctionnement du centre de dépistage du Bugnon 21, créé pour l’occasion au rez-de-chaussée de l’ancien hôpital historique, devenu depuis bâtiment administratif. «Le nombre de patients a été multiplié par dix dès les premiers jours, avec des pointes à plus de 250 consultations journalières », se souvient Patrick Genoud, directeur adjoint des Soins. Aujourd’hui, ces équipes bénéficient d’une expertise importante dans un geste – le frottis – qui est complexe à réaliser pour éviter des résultats faussement négatifs. « Avec la reprise de l’activité élective, nous avons aussi mis en œuvre des équipes mobiles intervenant directement dans les unités cliniques pour réaliser des tests de patients hospitalisés », ajoute-t-il.

C’est pour moi la marque de la confiance que l’institution peut témoigner à ces étudiant-e-s et la décision de la HES-SO d’aménager la réalisation de leur dernier semestre pour l’acquisition de leur diplôme est une reconnaissance forte des savoirs acquis durant cette crise. 

Cent trente étudiants HES de la filière Soins infirmiers ont été appelés en renfort pour le centre de dépistage Bugnon 21.

En Hygiène hospitalière, la priorité donnée aux précautions

Dans le bureau de Laurence Senn, responsable de l’Unité d’hygiène, de prévention et contrôle de l’infection, un gros carton de visières plastiques. « Nous les testons actuellement en médecine dentaire en raison du risque élevé d’exposition à des projections », explique l’infectiologue. Dans sa voix, on sent poindre une note d’optimisme : « C’est la première fois depuis le début de la crise que nous n’avons pas la séance du matin du bureau de la cellule de conduite, c’est bon signe. »

Ce fameux « début », Laurence Senn l’identifie parfaitement : « Tout s’est accéléré la nuit du 6 au 7 mars, lorsque nous avons réalisé avec Pierre-Nicolas Carron que les lits réservés jusque-là aux soins intensifs pour des patients atteints de Covid-19 allaient être rapidement saturés. Pendant que le chef des Urgences gère les flux pour s’assurer que les patients infectés ne se mélangent pas aux autres, Laurence Senn s’assure de la protection du personnel soignant : « Au début, face aux images des professionnels d’autres pays en combinaison intégrale – équipement utilisé notamment dans la lutte contre le virus Ebola –, nos professionnels ont ressenti une inquiétude légitime. Le choix des équipements de protection s’est appuyé sur les modes de transmission du virus, qui sont identiques à ceux du virus de la grippe : principalement par les gouttelettes émises lors de toux ou d’éternuements et par contact avec des surfaces ou des objets contaminés, et plus rarement par aérosol lors de soins spécifiques sur les voies respiratoires. Ce choix a été discuté au sein de Swissnoso, le centre national de prévention des infections. »

Ce dont on peut être sûr, c’est que l’image de la médecine toute-puissante est à jeter aux oubliettes.

Rapidement, à côté de ce travail de coordination au niveau national via le réseau Swissnoso et le suivi de la situation sur le terrain, la charge de travail explose pour cette petite équipe. « Nous avons été obligés de mettre en place une hotline pour répondre à toutes les questions des équipes, avons multiplié les vidéos d’information sur le comportement à adopter et régulièrement mis à jour la directive de prise en charge des patients infectés. Il était essentiel de pouvoir être au plus proche des équipes, car leurs demandes étaient très concrètes et survenaient au fur et à mesure : comment gérer les corps de personnes décédées, que faire avec de nouveaux modèles de masques qui ne conviennent pas à tout le monde, etc. » C’est au prix d’un énorme effort collectif que l’institution a toujours pu maintenir un pas d’avance sur la progression de l’épidémie. « Évidemment, les choses auraient été encore plus difficiles si nous avions dû affronter une vague encore plus importante de cas, dit Laurence Senn. Le confinement a été selon moi bien orchestré : ni trop tôt ni trop tard en regard de la situation locale. Au vu de ce qui se passait en Italie du Nord, la population avait compris qu’il fallait prendre des mesures immédiatement. »

La collaboration entre tous les services cliniques a permis d’absorber les pics d’activité et les arrivées simultanées de patients.



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