Interview
Texte: Propos recueillis par Rachel Perret et Gary Drechou
Photo: Philippe Gétaz - Service d'appui multimédia (SAM)

«La médecine doit être accompagnée d’une réflexion plus forte»

Directeur général du CHUV depuis 2008, le Prof. Pierre-François Leyvraz quittera ses fonctions le 31 décembre. Il a orchestré une décennie d’innovations dans tous les domaines et consacré sa vie à l’hôpital et au service public. Interview.

Jusqu’à l’été 2018, vous avez continué à exercer votre métier de chirurgien en parallèle avec vos responsabilités à la tête du CHUV. Pourquoi ce choix?

C’était une respiration. Je continuais à être un acteur de l’hôpital et je ne devenais pas quelqu’un qui manie seulement du papier. En plus, cela me permettait de garder une certaine crédibilité vis-à-vis des collègues. Même si j’ai pratiqué des milliers d’opérations, lorsque j’ai dû arrêter, c’est moins le geste technique qui m’a manqué que la consultation et le contact avec les patients.

Auriez-vous pu faire un autre métier?

La médecine n’a pas été une vocation, mais un choix par exclusion. J’aurais pu devenir mécanicien, même si en fait j’aurais adoré être organiste. Comme je n’avais aucun talent musical, c’était cuit! Mon métier a été une passion et a occupé une place centrale dans ma vie. En dehors de cela, je suis un passionné de lecture et de cinéma.

On ne naît pas «directeur». Quand et comment avez-vous eu le sentiment de l’être devenu?

Lorsque j’ai succédé à Jean-Jacques Livio à la tête du Service d’orthopédie et de traumatologie, je me suis demandé si je serais à la hauteur. C’était un patron de haut niveau et je le respectais beaucoup. Quand on succède à quelqu’un de ce gabarit, c’est dur! Cela m’a pris une année pour entrer dans mes bottes. Plus tard, j’ai eu la même angoisse lorsque le Conseil d’État m’a proposé la direction générale du CHUV. D’ailleurs avec Pierre-Yves Maillard (ndlr: chef du Département de la santé et de l’action sociale de décembre 2004 à mai 2019), nous avions convenu que nous ferions un bilan après un an. J’aurais lâché le poste de directeur si, au final, je n’avais pas rempli ses attentes. Je n’ai jamais été attaché au pouvoir. La possibilité de construire des choses, en revanche, m’attirait.

Quelles sont les réalisations qui vous ont le plus marqué?

La première a certainement été le bilan des besoins en termes de modernisation et d’augmentation des surfaces. Avec le soutien de Pierre-Yves Maillard et du Parlement, j’ai pu établir un plan de développement et obtenir les fonds pour le mettre en œuvre. Plusieurs choses me tenaient à cœur, mais la principale était de mettre en chantier l’Hôpital des enfants. La deuxième est sans doute l’élaboration du plan stratégique 2009-2013: j’ai eu la chance de pouvoir le faire selon mon idée, de marquer la direction de base. Ce premier plan était très «top-down», ensuite il est devenu plus participatif. Enfin, j’ai eu la grande chance de pouvoir choisir des collaborateurs-trices, des chef-fe-s de service et une partie des membres du conseil de direction. Travailler avec des gens avec lesquels on s’entend bien n’a pas de prix.

1949

Naissance à Lausanne, d’un père pasteur et d’une mère journaliste

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1975

Obtient son diplôme de médecine

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1984

Début d’un partenariat avec l’EPFL avec la création d’une unité de recherche en biomécanique

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1996

Nommé directeur médical de l’Hôpital orthopédique

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2008

Nommé directeur général du CHUV

En onze ans, qu’est-ce qui a le plus changé selon vous?

Le rôle du CHUV, que l’on a orienté vers une médecine tertiaire. J’ai l’impression que c’est sa mission. C’est en tout cas ce que j’ai voulu pousser. Le CHUV n’est plus l’hôpital régional de Lausanne, mais une institution de soins tertiaires qui peut régater au niveau européen. Cela a des conséquences. Le choix des personnes clés prend une importance plus grande. Le CHUV aujourd’hui est plus professionnel.

Y a-t-il un projet que vous avez l’impression de laisser inabouti?

Mon impression est que l’hôpital s’est très bien développé d’un point de vue technique et qu’il est très performant. Mais l’évolution de la médecine actuelle est si rapide qu’elle éloigne les professionnels du patient. Je constate que l’hypertechnicité a tendance à déshumaniser l’hôpital. Ce sujet me préoccupe et nous devons y travailler. La médecine doit être accompagnée d’une réflexion humaniste, sociologique, politique, sociétale et spirituelle plus forte, sinon nous risquons de voir l’hôpital devenir une usine, où le patient se résume à un organe ou à son corps. Nous avons mis en place un certain nombre d’outils, comme l’Institut des humanités en médecine, et le virage a été amorcé. Il faudra cependant y veiller.

La nouvelle charte institutionnelle du CHUV, intitulée «La relation à l’autre, une priorité pour tous», décrit huit comportements attendus de l’ensemble des collaborateurs. Était-il nécessaire de les rappeler?

C’est un état d’esprit, une culture d’entreprise que nous souhaitons instituer. Elle a toujours existé, mais il y a 30 ans elle était peut-être plus naturelle, car la technicité n’avait pas pris une telle ampleur. La charte institutionnelle est le fruit d’un travail collectif et le chemin que nous avons suivi pour l’obtenir m’a passionné. Elle nous a donné l’occasion d’avoir des discussions ouvertes et constructives durant lesquelles les gens ont été écoutés. Ce qui m’importe maintenant, c’est qu’elle se traduise de manière pratique. La personnalité des gens que nous engageons est au moins aussi importante que leur capacité technique.

La première vertu d’un soignant, que l’on soit médecin ou infirmier-ère, est de s’intéresser à la personne, pas seulement à son organe.

Vous savez qu’étymologiquement le mot «profession» signifie «prêter serment». Pour moi, la charte, c’est cela: un engagement fort, comme un serment.

Que pensez-vous du débat politique sur la gouvernance du CHUV, qui pourrait le faire évoluer vers un établissement autonome de droit public, avec à sa tête un conseil d’administration?

Ce que je peux dire, c’est que le système que j’ai connu durant dix ans m’a parfaitement convenu et nous a permis de réaliser de nombreux projets. Le Conseil d’État a été mon conseil d’administration: une expérience que j’ai vécue comme idéale.

Alors que l’offre du secteur privé se développe, est-ce que l’avenir est à la concurrence dans le domaine de la santé?

Le principe de concurrence en médecine est un concept qui n’est pas juste. «L’acheteur» ou le «client» est captif de son médecin, de son angoisse, de sa maladie. Son aptitude à choisir en toute connaissance de cause est très diminuée. Or vous ne pouvez pas avoir un système de concurrence si l’acheteur n’est pas libre. Chaque institution a une mission claire. Celle du CHUV est d’être l’hôpital de référence et de dernier recours. Il doit avoir les capacités d’aider les autres, pas d’entrer en concurrence avec eux. Lorsque nous nous sommes interrogés sur l’avenir du 19e étage du Bâtiment hospitalier principal, nous aurions pu nous dire: il faut faire de l’argent, donc créons un étage privé. Mais à la place, nous avons choisi de créer un nouveau secteur avec des chambres qui fonctionnent comme des unités d’isolement autonomes, destinées aux patients dont le système immunitaire est particulièrement fragilisé. Nous avons ainsi mis à la disposition de la collectivité ces chambres qui ne vont pas nous rapporter d’argent – ça, c’est l’affaire des cliniques privées – mais qui ont une réelle utilité. C’est ça, la grandeur du service public.

Le magazine Newsweek a classé le CHUV au 9e rang des meilleurs hôpitaux dans le monde en 2019. Comment avez-vous réagi?

D’abord, quand j’ai vu cela, je suis tombé de ma chaise! Newsweek, ce n’est pas rien. Je ne m’attendais pas à ce résultat en si peu de temps, même si les sondages doivent être lus avec du recul: dans un autre classement, nous ne serions peut-être pas au même niveau.

Cela fait du bien au moral des troupes: figurer dans le top 10 aux côtés de la Charité ou de la Mayo Clinic, c’est une reconnaissance de l’engagement de nos collaborateurs.

Pour la cohésion, c’est un cadeau du ciel.

In Vivo se trouvait également cité dans ce classement. Quelles étaient vos motivations au moment de sa création, en 2013, autour de la ligne éditoriale «Penser la santé»?

Ce nouveau magazine, qui succédait au CHUV Magazine, se devait de dépasser les strictes limites de l’institution. De journal d’entreprise, il devenait une publication en phase avec la médecine que nous pratiquons: ouverte et internationale. Il s’agissait de valoriser les collaborateurs, les projets et les recherches menés au sein de l’hôpital pour le rendre attractif. Cela a plutôt bien réussi, puisque nous avons pu faire quelques recrutements tonitruants. Au-delà, nous avions le souhait de créer un organe qui permette à la population de prendre connaissance de ce qui est fait, de se «plonger au cœur du vivant» avec des sources d’information précises. Nous existons dans un biotope où nous avons notre place, avec autour de nous des institutions prestigieuses telles que l’UNIL, l’EPFL et les HUG. L’objectif était donc également d’insister sur le «U» du CHUV, de le situer dans l’environnement lémanique, suisse et international. L’hôpital n’est pas qu’un endroit où l’on envoie les malades lorsqu’ils ne vont pas bien. C’est un lieu de développement académique et d’enseignement.

Quel est votre sentiment, à l’heure de remettre les clés du CHUV à votre successeur, le Prof. Philippe Eckert?

Vous savez, j’ai été directeur général et directeur médical pendant onze ans, j’ai travaillé près de quarante ans au CHUV et je viens d’avoir 70 ans. Le 31 décembre à minuit, je partirai en me disant que j’ai fait mon boulot. Je ne ressens pas de regrets particuliers.

La seule chose qui me manquera fondamentalement, ce n’est pas le poste, mais les gens avec lesquels je travaille.

Avez-vous eu le temps de penser à la suite?

Non, je l’avoue! Mais je vais prendre le temps de respirer. La seule chose que j’ai acceptée, c’est une place dans le comité de l’association Intervalle, qui propose un hébergement aux parents dont l’enfant est hospitalisé. Cette structure était dirigée par Henri Corbaz, décédé il y a peu, qui m’avait demandé de lui succéder. Je le fais par fidélité à sa mémoire.

À chaque rencontre avec Pierre-François Leyvraz, je suis frappé par son regard qui dévoile un esprit pétillant de curiosité et de bienveillance.

Découvrez le témoignage du Prof. Dominique Arlettaz

Son futur et celui des siens avaient explosé sur une mine antipersonnelle. Pourtant l’engagement du CHUV et de son directeur allaient rallumer l’espoir.

Découvrez le témoignage de Benoît Dubuis



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En lectures

Quelques livres qui ont marqué le Prof. Pierre-François Leyvraz:

Cette œuvre, qui est à la fois roman, histoire, poésie, a été saluée par la critique française et mondiale comme un événement littéraire. En imaginant les mémoires d’un grand empereur romain, l’auteure a voulu «refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors».

Les chroniques rassemblées dans cet ouvrage portent sur les relations que la médecine entretient avec la société. Elles interrogent son rôle de contre-culture, évoquent ses crises, suivent ses stratégies dans la quête de nouveaux équilibres. Surtout, elles rappellent que la médecine est une démarche subversive.

L’empathie au cœur du jeu social nous invite à réfléchir à nos bonnes intentions et aux pièges dans lesquels elles peuvent nous faire tomber. L’empathie peut être un terrain miné, un champ de manipulations et même un terrain de luttes idéologiques, comme le montre Serge Tisseron dans cet ouvrage.