Tendances
Texte: Stanislas Cavalier
Photo: Heidi Diaz

«DSM-5» le manuel qui rend fou

La nouvelle édition de la bible de la psychiatrie ne fait pas l’unanimité parmi les spécialistes.

La publication en mai 2013 de la 5e édition de la bible de la psychiatrie, le «DSM-5» (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), a suscité de vives critiques. Allen Frances, psychiatre américain reconnu pour avoir dirigé la rédaction du «DSM-IV», lui reproche notamment d’induire des surdiagnostics dans son essai «Sommes-nous tous des malades mentaux?» L’avis de Pierre Bovet, médecin-chef au Département de psychiatrie du CHUV.

IN VIVO Pourquoi le «DSM-5» suscite-t-il autant de polémiques?
Pierre Bovet En 1980, la sortie du DSM-III a été perçue comme un soulagement par de nombreux psychiatres. Il visait à proposer une classification et des définitions des pathologies mentales, qui puissent être partagées par tous les psychiatres. Les concepteurs de cette troisième édition n’ont retenu comme critères pertinents pour définir les troubles mentaux que des symptômes qui pouvaient être «objectivés», vus par un observateur comme des objets indépendants de la personne du patient et ont négligé toute une partie fondamentale de ce qui fait la nature des pathologies psychiatriques et de leur aspect relationnel. Au fil des années, les défauts de cette épistémologie sont apparus de plus en plus criants, non seulement aux yeux des psychothérapeutes, mais aussi à ceux des chercheurs. Dans ce contexte, le «DSM-5» était très attendu, et divers échos des groupes de travail qui le préparaient laissaient entendre qu’un début de réflexion épistémologique aurait lieu. Celle-ci n’a pas vraiment été menée au bout et même les plus enthousiastes promoteurs des éditions antérieures ont commencé à se plaindre.

IV En quoi le «DSM» influence-t-il la pratique de la psychiatrie?
PB Le problème est particulièrement aigu aux Etats-Unis, car les critères du «DSM» ont une force légale dans les domaines des assurances et de la justice. En outre, l’enseignement de la psychopathologie y est souvent restreint à ce qu’en dit le manuel; autrement dit, un trouble mental donné n’est «que» ce qu’en dit le «DSM». La situation est moins dramatique en Europe, le «DSM» n’y a pas de poids légal et une psychopathologie plus fine, profonde, est encore enseignée dans de nombreux endroits. Mais le danger guette! Les journaux scientifiques tendent à n’accepter des articles que s’ils suivent les critères du «DSM» – ce qui appauvrit beaucoup la recherche.


IV Allen Frances reproche également au «DSM-5» d’induire un surdiagnostic…
PB Dans cette dernière édition, les critères «seuils» pour définir certains troubles, comme l’hyper-activité avec déficit d’attention chez les enfants, ont été abaissés. Par ailleurs, certaines réactions considérées dans les éditions précédentes comme «normales» (par exemple une période dépressive après un deuil) sont maintenant considérées comme pathologiques; des comportements quelque peu excessifs (sexuels ou avec l’internet) sont catalogués comme des «addictions sans substance» sur la base de critères mal établis d’un point de vue scientifique et des troubles cognitifs légers qu’il est normal de voir apparaître avec l’âge sont «pathologisés», ce qui contribue à accroître l’inquiétude des personnes chez qui ces petites défaillances de mémoire apparaissent, car ça leur laisse croire, à tort, qu’elles sont au bord d’un syndrome d’Alzheimer. Il faudra voir comment, en Suisse, ces nouveautés seront appliquées dans la pratique par les psychiatres. Actuellement, il y a plutôt des problèmes de sous-détection et de sous-traitement de certaines pathologies mentales tels les troubles dépressifs majeurs, en raison de la stigmatisation dont sont encore l’objet les troubles psychiatriques.



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