Interview
Texte: Julie Zaugg
Photo: Boston Globe via Getty images

Paula Johnson: «Il faut améliorer la compréhension des différences entre les deux sexes»

Les femmes ne sont pas suffisamment incluses dans les essais cliniques. Paula Johnson, spécialiste de la santé féminine reconnue internationalement, estime que cela les défavorise lors de leur prise en charge.

Les hommes et les femmes ne sont pas affectés de la même manière par les maladies. Certaines sont même réservées aux femmes. Professeure de médecine à la Harvard Medical School (USA) et directrice du Centre Connors, qui étudie la biologie des genres, Paula Johnson explique pourquoi la médecine ne peut pas ignorer ces différences.

IN VIVO En quoi les hommes et les femmes sont-ils différents face à la maladie?

PAULA JOHNSON Le sexe est une construction génétique: il existe des différences fondamentales entre les hommes et les femmes au niveau de leurs gènes. Lorsque ces divergences sont cumulées à l’influence de nos hormones, de notre environnement et de notre genre – soit les rôles, comportements et attitudes que la société attribue à chaque sexe –, cela débouche sur une expression différenciée de la maladie chez les hommes et les femmes.

IV Pouvez-vous nous donner un exemple d’une maladie qui affecte différemment les deux sexes?

PJ Les femmes diabétiques ont beaucoup plus de risques de développer de l’hypertension que les hommes souffrant de cette affection. De même, les maladies cardio-vasculaires provoquent comme symptôme une oppression de la poitrine chez les deux sexes, mais les femmes ont bien plus de risques d’éprouver également de l’essoufflement ou de la gêne dans l’abdomen supérieur. Comme on a moins étudié ces maladies chez les femmes, ce dernier symptôme est souvent confondu avec un trouble de la vésicule biliaire, ce qui peut mener à un diagnostic erroné.

IV Au-delà de ces différences génétiques, les hommes et les femmes réagissent-ils aussi autrement à leur environnement?

PJ Bien sûr. Le stress touche, par exemple, beaucoup plus les femmes que les hommes. Il existe un syndrome, appelé «cœur brisé», qui survient lorsqu’on vit un événement traumatique, comme la perte subite d’un être cher ou un changement majeur dans son environnement physique suite à un tremblement de terre, et qui provoque un disfonctionnement du muscle cardiaque. Or, la vaste majorité des patients qui contractent ce syndrome sont des femmes d’âge moyen. Il n’y a presque pas d’hommes. Les deux sexes ne sont pas non plus égaux face à l’obésité. Les zones du cerveau liées au désir de nourriture ne sont pas les mêmes chez les hommes et les femmes. Une étude vient de démontrer que lorsque les femmes se retrouvent dans un contexte violent, leur risque d’obésité augmente, ce qui n’est pas le cas chez les hommes.

«Les médecins doivent se souvenir qu’il existe des différences entre les sexes.»

IV Existe-t-il carrément des maladies réservées aux femmes?

PJ Oui, la lymphangioléiomyomatose (LAM), une maladie rare qui provoque un dérèglement des cellules pulmonaires et finit par détruire cet organe, n’affecte que les femmes. Elle n’est souvent diagnostiquée que très tardivement, lorsqu’il est déjà trop tard, car les médecins ne pensent pas à tester leurs patientes pour voir si elles ont cette affection. De même, la plupart des maladies auto-immunes, comme la sclérose en plaques, le lupus ou l’arthrite rhumatoïde, sont beaucoup plus fréquentes chez les femmes. Lorsqu’un homme contracte l’une de ces affections, les conséquences sont en revanche bien plus mortelles pour lui.

IV Face à ces divergences, faut-il prévoir des méthodes de diagnostic différenciées entre hommes et femmes?

PJ Pour certaines maladies, oui. Lorsqu’on applique un cathétérisme cardiaque, le test standard utilisé pour détecter une maladie cardio-vasculaire, à une femme, le résultat est souvent négatif. Cet examen, qui consiste à observer la circulation sanguine et la pression dans le cœur et les vaisseaux au moyen d’une sonde et d’un produit contrastant, permet de repérer la formation d’un blocage des artères lorsqu’il est très visible, ce qui est en général le cas chez l’homme. Chez les femmes, en revanche, il ne parvient pas à détecter la plaque qui est répartie de façon plus uniforme et diffuse le long des vaisseaux sanguins. Il arrive donc fréquemment qu’on renvoie une femme chez elle en lui disant qu’elle est en bonne santé, alors qu’elle souffre d’une maladie cardio-vasculaire.

IV Que faire alors?

PJ Nous disposons d’outils de diagnostic mieux adaptés aux particularismes des maladies cardio-vasculaires chez les femmes: une échographie intravasculaire ou une FFR (fractional flow reserve), qui permet de mesurer le flux dans les artères, seraient plus à même de repérer une présence discrète de plaque dans les vaisseaux sanguins. Mais, encore une fois, les médecins doivent songer à utiliser ces méthodes. Ils doivent se souvenir qu’il existe des différences entre les sexes.

IV Et lorsqu’un médecin soigne un patient, doit-il penser à lui prescrire un traitement différent en fonction de son sexe?

PJ Cela vaut la peine d’y songer. Souvenez-vous de cette étude parue au début des années 1990 qui préconisait la prise d’une aspirine par jour pour prévenir les crises cardiaques. Eh bien, elle était fondée sur une cohorte de patients exclusivement mâles. Lorsqu’on a finalement testé cette hypothèse chez les femmes, il y a un peu plus de huit ans, on s’est rendu compte que l’aspirine ne faisait de l’effet qu’aux patientes de plus de 55 ans et permettait de prévenir les attaques cérébrales, pas les crises cardiaques.

Autre exemple: il y a quelques années, on s’est mis à tester une thérapie contre le cancer du poumon qui s’en prenait aux mutations génétiques présentes à la surface des cellules cancéreuses. Initialement, les résultats ne semblaient pas très prometteurs. Mais en y regardant de plus près, on s’est rendu compte que ce traitement fonctionnait très bien auprès d’une majorité de femmes (82%). En fait, on a constaté que les mutations génétiques qu’il ciblait n’existent pratiquement que chez les femmes. Il s’agit d’une découverte cruciale, qui favorise l’élaboration de traitements personnalisés en fonction du sexe.

IV Comment faire pour que ce genre de succès ne reste pas un cas isolé?

PJ On doit améliorer la compréhension des différences entre hommes et femmes. Vous savez, il a fallu attendre l’adoption d’une loi en 1993 pour que les femmes soient même incluses dans les études cliniques aux Etats-Unis. Les premières informations dont nous disposons sur leurs réactions face à la maladie ne datent que d’une vingtaine d’années. Souvent, on sait que les femmes vivent la maladie différemment, comme dans le cas des affections cardio-vasculaires, mais on ne sait pas pourquoi. Il faut s’assurer que les femmes soient systématiquement incluses dans les essais cliniques – tout comme les animaux de sexe féminin dans la phase pré-clinique – et que les résultats soient rapportés en tenant compte du sexe, ce qui n’est pas toujours le cas. Aujourd’hui encore, seuls 33% des participants aux études sur les maladies cardio-vasculaires sont des femmes. De même, en neuroscience, 66% des études précliniques sont réalisées uniquement sur des animaux mâles ou dont le sexe n’a pas été rapporté.

IV Comment expliquer ces déficiences?

PJ Suite à certains scandales atroces, comme celui de la
Thalidomide (un médicament utilisé dans les années 1950 et 1960 comme anti-nauséeux chez les femmes enceintes qui provoquait de graves malformations congénitales, ndlr), on a longtemps voulu éviter à tout prix d’inclure dans des essais cliniques des personnes qui pourraient être enceintes. Mais ce n’est pas l’unique raison: nous vivons dans un monde fondé sur un modèle masculin. Une plus grande diversité de profils, et surtout davantage de femmes, au sein de la profession médicale et parmi les chercheurs aurait sûrement pour effet de changer la donne.

IV Ces inégalités se retrouvent-elles sur le plan financier?

PJ Oui. La recherche sur les maladies féminines ou qui touchent davantage les femmes est souvent sous-financée. Le cancer du poumon reçoit très peu d’argent. Or, il tue davantage de femmes aux Etats-Unis que les cancers des ovaires, de l’utérus ou du sein cumulés. Les femmes non fumeuses ont aussi trois fois plus de risques de le contracter que les hommes non-fumeurs.

"C'est en introduisant de nombreux facteurs que l'on peut favoriser la médecine personnalisée"

IV Concrètement, comment faire pour changer les choses?

PJ Les journaux scientifiques pourraient adopter comme pré-requis l’obligation pour les chercheurs de systématiquement rapporter leurs résultats par sexe. On pourrait aussi imaginer la création d’un label qui permette de voir en un coup d’œil si un médicament ou un appareil médical a pris en compte la dimension du sexe lors de son élaboration et a été testé à la fois sur les hommes et les femmes. Enfin, on doit absolument inclure ce qu’on sait déjà dans la formation des médecins. Cela permettra de briser le cycle.

IV Les patientes peuvent-elles faire quelque chose?

PJ Elles doivent systématiquement poser des questions autour du sexe à leur médecin. Lorsqu’il leur prescrit un traitement, elles doivent lui demander: «Va-t-il m’affecter différemment parce que je suis une femme?»; «A-t-il été testé sur les femmes?» Cela obligera les praticiens à se pencher sur la question et à partir en quête de réponses. Cela peut faire bouger les choses dans la bonne direction.

IV Ce manque de prise en considération est-il limité aux femmes?

PJ Non, on observe à peu près le même phénomène avec les minorités raciales, qui sont également affectées de façon différenciée par la maladie et souvent exclues des essais cliniques. On sait, par exemple, que les fumeurs afro-américains développent un cancer du poumon plus rapidement que les blancs, mais on ne sait pas pourquoi. Il y a aussi un effet cumulatif: les femmes afro-américaines sont le groupe de la population qui a le plus de risques de développer une maladie cardio-vasculaire et d’en mourir jeunes.

IV Au final, cela ne nous mène-t-il pas vers une médecine toujours plus personnalisée?

PJ Tout à fait. Plus on intègre ces divers paramètres – le sexe, l’ethnicité – dans la recherche médicale, et plus on peut développer des solutions de diagnostic, des thérapies et des méthodes de prévention adaptées aux spécificités de chacun. Cela ne profite d’ailleurs pas qu’aux femmes ou aux minorités. Les hommes aussi bénéficieraient d’une prise en charge médicale davantage fondée sur leurs particularismes biologiques.



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Bio

Pionnière de la médecine centrée sur les femmes, notamment dans le domaine des maladies cardio-vasculaires, Paula Johnson a plusieurs cordes à son arc. Elle enseigne la médecine à Harvard, dirige le Centre Connors, consacré à la biologie de genre, et se trouve à la tête de la division chargée de la santé féminine au Brigham and Women’s Hospital, à Boston. Cette chercheuse de 54 ans a auparavant travaillé durant près de vingt-cinq ans dans divers départements de cet établissement, comme le service des transplantations cardiaques ou du contrôle de la qualité.