Innovation
Texte: Clément Bürge
Photo: David Korchin

Watson joue au docteur

Avec ses diagnostics imparables, le superordinateur d’IBM est en train de transformer en profondeur le rôle du médecin. Enquête auprès des scientifiques qui apprennent à collaborer avec cette machine qui surpasse l’humain.

Mar 16, 2014

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En janvier, IBM a créé Watson Group, une nouvelle équipe qui va travailler au développement de son superordinateur. La firme va aussi investir plus d’un milliard de dollars afin de commercialiser d’autres innovations cognitives avec Watson. La nouvelle unité commerciale aura son siège social dans la Silicon Alley de New York et regroupera 2’000 experts.



Mar 05, 2014

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Une nouvelle recherche de l'Université de l'Indiana a conclu que l'intelligence artificielle pourrait améliorer les coûts et la qualité des soins aux Etats-Unis (en anglais).

Dans un recoin du Thomas J. Watson Center, le quartier général d’IBM pour la recherche situé dans une petite banlieue au nord de New York, une porte discrète mène vers une grande salle. On y trouve l’un des ordinateurs les plus puissants de la planète. Ses serveurs remplissent l’espace, couvrant plusieurs centaines de mètres carrés. Des ventilateurs soufflent bruyamment pour le refroidir. Cette masse noire de circuits électroniques représente le nouvel espoir des médecins américains. Elle promet de métamorphoser le système de santé.

La machine est devenue une célébrité en janvier 2011 quand elle a remporté le fameux jeu télévisé Jeopardy. Capable de répondre aux questions formulées par l’animateur, Watson, c’est son nom, avait systématiquement écrasé ses concurrents humains.

«Nous avons voulu montrer que notre ordinateur était capable de parler et de comprendre l’anglais, et pas seulement de déchiffrer des codes et des données brutes, comme les autres ordinateurs, explique Adam Lally, l’un des 12 membres de l’équipe originelle chargée du développement de l’ordinateur. Pour le concours, Watson avait lu et assimilé près de 200 millions de pages de texte, dont la totalité de Wikipedia.»

Au lendemain de cette victoire télévisée, il s’agissait pour IBM de trouver un usage commercial pour la machine. «Son utilisation en médecine nous a semblé être l’étape la plus logique», explique Adam Lally.

Ce nouveau projet est parti d’un constat: «Le nombre de données brutes et d’articles scientifiques augmente chaque année, à un rythme toujours plus soutenu, indique Marty Kohn, l’homme responsable du programme médical de Watson. Aucun soignant n’arrive à utiliser ces informations, à tout consulter.» Le superordinateur, lui, est capable de lire 60 millions de pages de texte par seconde et peut gérer ces nouvelles informations instantanément. L’objectif d’IBM: assister les médecins pour établir leurs diagnostics et leur suggérer les traitements les mieux adaptés.

IBM souhaite commercialiser ce service dans quelques années. Watson et les ordinateurs du même type seraient accessibles à n’importe quel médecin sur la planète grâce au cloud computing, un système de consultation en ligne. Aujourd’hui, les compétences médicales de la machine sont testées par le Sloan Kettering Memorial, un centre de traitement et de recherche sur le cancer basé à New York, et par The Cleveland Clinic, un hôpital basé dans l’Ohio. L’assureur américain WellPoint, quant à lui, compte prochainement exploiter Watson pour analyser l’efficacité des traitements qu’il paie à ses clients.

Responsabilités partagées

Benoit Dubuis, président de l’association suisse BioAlps, redoute un autre effet: «Avec l’utilisation toujours plus répandue des nouvelles techno-logies, il y a de plus en plus d’acteurs au sein de la chaîne médicale. Des ingénieurs et des mathématiciens s’ajoutent aux médecins et biologistes. Il faudra faire attention à ne pas se retrouver dans une tour de Babel, où chaque acteur parle une langue particulière liée à sa spécialisation.» C’est d’ailleurs pour éviter ce problème que l’EPFL a ouvert une faculté des «Sciences de la vie», qui cherche à promouvoir la communication entre les ingénieurs et les biologistes.

Cette multiplication d’acteurs remet en cause la responsabilité des médecins. «Aujourd’hui, le docteur porte la totalité de la responsabilité médicale. Mais qu’en sera-t-il dans quelques années? demande Francesco Panese. La responsabilité va aussi être portée par les personnes qui ont introduit les données dans le système informatique, ou par le créateur d’un algorithme.
A l’avenir, il ne serait pas impossible de voir un mathématicien comparaître devant une cour de justice à la suite d’une erreur médicale.» Watson pourrait-il lui-même être incriminé? «Le médecin doit absolument garder le contrôle sur son diagnostic. Watson n’est là que pour l’aider. Il ne sera responsable de rien», insiste Marty Kohn.

Pour Thomas Gauthier, le danger réside dans les formules mathématiques de ces nouveaux appareils: «Si
des engins comme Watson se transforment en «boîte noire», et que personne ne connaît son fonctionnement, il y a clairement un problème de responsabilité. Les médecins et le reste de la société doivent réfléchir à l’importance des machines en médecine, et définir clairement leur rôle.» ⁄

Herbert Chase, professeur de médecine à l’Université Columbia, qui collabore avec IBM sur le projet, détaille les avantages de Watson: «La machine va permettre de personnaliser la prise en charge du patient comme jamais auparavant.» En plus d’employer la littérature médicale la plus pertinente, Watson sera capable d’utiliser les données individuelles d’un patient: «Le diagnostic de la personne hospitalisée sera taillé sur mesure, en fonction de son passé. Watson lira son dossier médical et connaîtra ses allergies, les médicaments qu’elle a ingurgités au cours de sa vie, même ses particularités génétiques. Il sera capable de prévoir les interactions entre différents médicaments, même lorsqu’il y a en des milliers ou même lorsqu’elles sont quasi indécelables. Le patient pourra aussi lui indiquer ses préférences de traitement et quels types d’effets secondaires il est prêt à supporter.»

Les diagnostics de Watson devraient être ainsi plus précis que ceux de n’importe quel médecin aujourd’hui. Selon The Institute of Medicine, une ONG américaine spécialisée dans les questions de santé, un diagnostic sur cinq est incorrect ou incomplet, et près de 1,5 million d’erreurs de médication ont lieu chaque année aux Etats-Unis. «Watson permettra de rectifier le tir», assure Daniel Kraft, professeur à la Singularity University, au cœur de la Silicon Valley, et directeur de FutureMed, une conférence sur l’utilisation de nouvelles technologies en médecine.

Aux Etats-Unis, l’annonce du projet Watson a fait l’effet d’une bombe. Le monde académique et les médias se sont interrogés: ce robot va-t-il remplacer les médecins? Vinod Khosla, l’un des plus célèbres investisseurs en nouvelles technologies de la Silicon Valley, pense que oui.

Il prédit que les ordinateurs et les robots pourront réaliser la plupart des tâches accomplies par les médecins – et même des opérations chirurgicales – et vont ainsi remplacer quatre docteurs sur cinq aux Etats-Unis. Une thèse vivement attaquée par Abraham Verghese, auteur et médecin à l’Université de Stanford: «Les personnes qui affirment cela ne savent pas ce qu’est un traitement. Le travail de médecin ne se limite pas au diagnostic. Il s’agit essentiellement d’accompagner psychologiquement nos patients. Et cela, un robot ne pourra jamais le faire.»

De son côté, Marty Kohn, d’IBM, calme le jeu: «Watson ne se veut qu’un outil d’assistance. Il ne remplacera jamais le médecin.»Mais même en tant que simple assistant, le superdordinateur devrait redéfinir le rôle et les méthodes de travail du personnel médical. «Le médecin prendra moins de temps et d’énergie à diagnostiquer son patient et il pourra se concentrer sur son suivi psychologique», dit John Eric Jelovsek, le directeur du centre de simulation de la Cleveland Clinic.

Une transformation qui aurait déjà été amorcée, selon Thomas Gauthier, spécialiste des nouvelles technologies en médecine de la Haute Ecole de gestion de Genève: «Le médecin entre de plus en plus souvent dans une logique de médiation ou de négociation. Fréquemment, le patient arrive vers son médecin avec une série de pages Wikipedia. Il a l’illusion de savoir ce qui lui arrive, et refuse parfois les traitements proposés par son docteur.» Pour Francesco Panese, professeur associé en sciences sociales et en médecine à l’Université de Lausanne, la culture médicale est en pleine transformation: «Le paradigme du médecin des années 1960, qui diagnostiquait son patient et lui imposait un traitement, n’existe plus. Nous allons entrer dans l’ère de la «clinique négociée.» Les patients ont de plus en plus accès à l’information. Ils veulent savoir ce qui advient de leurs corps.»

Marty Kohn compte sur Watson pour faciliter cette transition vers la médecine négociée: «La machine pourra expliquer, en anglais, et précisément, de quoi le patient souffre et quelles sont ses différentes options de traitement. Il est prouvé qu’un traitement choisi en accord avec le patient est plus efficace. Nous voulons encourager cela.»

Mais une crainte subsiste: que Watson mette en danger la relation entre malades et soignants. «Le superordinateur pourrait briser la confiance placée dans le praticien, souligne Thomas Gauthier. Lorsque le champion du monde d’échecs Kasparov avait perdu contre l’ordinateur Deep Blue, l’humanité s’était rendu compte pour la première fois qu’une machine pouvait être plus performante qu’un être humain. C’était un choc. Le patient pourrait être tenté de se tourner vers la machine, ignorant le diagnostic du médecin, car considéré de moins bonne qualité.»

L’arrivée de Watson sur le marché aura aussi un impact sur la formation des médecins. «Les compétences nécessaires aux futurs docteurs vont changer. La mémorisation sera moins importante, les capacités d’analyse pour mieux comprendre les informations fournies par les ordinateurs le seront davantage, explique Daniel Kraft. L’ordinateur se chargera de mémoriser tous les effets secondaires des médicaments, trop nombreux pour qu’un médecin les connaisse dans leur totalité.»

Selon The Institute of Medicine, une ONG américaine spécialisée dans les questions de santé, un diagnostic sur cinq est incorrect ou incomplet, et près de 1,5 million d’erreurs de médication ont lieu chaque année aux Etats-Unis. «Watson permettra de rectifier le tir», assure Daniel Kraft.

Marty Kohn compte sur Watson pour faciliter cette transition vers la médecine négociée: «La machine pourra expliquer, en anglais, et précisément, de quoi le patient souffre et quelles sont ses différentes options de traitement. Il est prouvé qu’un traitement choisi en accord avec le patient est plus efficace. Nous voulons encourager cela.»

Mais une crainte subsiste: que Watson mette en danger la relation entre malades et soignants. «Le superordinateur pourrait briser la confiance placée dans le praticien, souligne Thomas Gauthier. Lorsque le champion du monde d’échecs Kasparov avait perdu contre l’ordinateur Deep Blue, l’humanité s’était rendu compte pour la première fois qu’une machine pouvait être plus performante qu’un être humain. C’était un choc. Le patient pourrait être tenté de se tourner vers la machine, ignorant le diagnostic du médecin, car considéré de moins bonne qualité.»

L’arrivée de Watson sur le marché aura aussi un impact sur la formation des médecins. «Les compétences nécessaires aux futurs docteurs vont changer. La mémorisation sera moins importante, les capacités d’analyse pour mieux comprendre les informations fournies par les ordinateurs le seront davantage, explique Daniel Kraft. L’ordinateur se chargera de mémoriser tous les effets secondaires des médicaments, trop nombreux pour qu’un médecin les connaisse dans leur totalité.»

Big data: un défi pour la médecine
L’explosion du nombre de données touche chaque recoin de notre société. Dans le domaine de la santé, elle suscite des attentes très élevées: comment stocker, partager, analyser et visualiser cette masse d’informations (ou «big data»), pour améliorer la prise en charge des malades? Le traitement informatique de gigantesques volumes de données présente plusieurs atouts. Selon la firme de consulting McKinsey, cette révolution de l’information permettrait d’économiser entre 300 et 450 milliards de dollars au système de santé américain, soit une baisse des coûts de 12 à 17%.
Mais les espoirs vont au-delà des avantages pécuniaires: «En combinant les données du dossier d’un patient aux informations médicales globales, les diagnostics ne cesseront de s’améliorer, explique Francesco Panese, professeur associé d’études sociales des sciences et de la médecine à l’Université de Lausanne. A l’avenir, il sera possible de prédire quel type de maladie une personne pourrait contracter des années à l’avance.» Revers de la médaille: «Nous allons passer de l’ère de l’incertitude à celle de l’inquiétude. Nous connaîtrons à l’avance nos affections, mais dans certains cas, la médecine ne saura pas comment les traiter.»



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60

en millions, Le nombre de pages que Watson lit et comprend par seconde


11’520

Le nombre de tâches que Watson peut traiter en parallèle.


15

En téraoctets, la mémoire vive de Watson, ce qui équivaut à celle d’environ 3750 ordinateurs de bureau.