Décryptage
Texte: Sophie Gaitzsch
Photo: Eric Déroze

Les médicaments meurent aussi

De nombreux brevets arrivent aujourd’hui à échéance. Ce phénomène, baptisé «patent cliff», fait trembler les géants de la pharma.

Ce sont plusieurs milliards de dollars qui ont été effacés d’un coup des résultats du groupe américain Pfizer. En 2010, les ventes de son anti-cholestérol vedette Lipitor, l’un des médicaments les plus vendus au monde, atteignaient la somme colossale de 10,7 milliards de dollars. Le produit est ensuite tombé dans le domaine public, en novembre 2011, entraînant l’arrivée de génériques moins chers. L’entreprise a alors vu les revenus du Lipitor s’effondrer de plus de moitié.

Le cas du Lipitor illustre une tendance globale. Depuis 2012, l’industrie pharmaceutique est confrontée à une vague d’expirations de brevets sans précédent. Appelé «patent cliff», littéralement en français «falaise des brevets», le phénomène devrait se poursuivre jusqu’en 2018. Le cabinet spécialisé EvaluatePharma estime la somme totale en jeu à 230 milliards de dollars pour la période 2013 et 2016. Les géants suisses Novartis et Roche ne sont pas épargnés, notamment avec la perte d’exclusivité pour d’importants produits oncologiques. «De nombreux médicaments pour la prévention des maladies cardio-vasculaires (contre le cholestérol, le diabète ou l’hypertension) ont été créés dans les années 1990, explique Thierry Buclin, médecin-chef de la Division pharmacologie clinique du CHUV. Utilisés par de nombreux patients à longueur d’année, ils ont connu un immense succès. Aujourd’hui, ces préparations tombent dans le domaine public.» Dans l’industrie pharmaceutique, les brevets durent vingt ans, un moyen d’assurer un profit aux laboratoires qui investissent – un milliard de dollars en moyenne – pour le développement d’un médicament.

Face à ces pertes de revenus massives, on pourrait s’attendre à voir les pharmas redoubler d’efforts dans l’innovation. A tort: les dépenses pour la recherche ralentissent depuis 2008. «Les chances de trouver le prochain blockbuster sont très minces, car des traitements pour les maladies chroniques – les plus rentables – se trouvent déjà sur le marché, souligne Lisa Urquhart, rédactrice en chef de la publication spécialisée EP Vantage. De plus, les régulations pour l’homologation de nouveautés sont beaucoup plus sévères que par le passé. Les domaines du cancer et de la maladie d’Alzheimer restent très prometteurs, mais il s’agit de recherches extrêmement difficiles à mener.»

Les entreprises consacrent en revanche une certaine énergie à prolonger au maximum l’effet des brevets existants, une stratégie appelée «evergreening» («rendre impérissable»). «Elles mettent sur le marché des versions légèrement modifiées d’un médicament, par exemple avec une nouvelle formulation ou un nouveau procédé de fabrication, explique Nathalie Vernaz, pharmacienne des HUG qui a réalisé unerecherche sur le sujet publiée dans la revue médicale américaine PLOS Medicine. Grâce à un marketing affûté, elles redirigent les consommateurs vers ces produits.» Autre tactique des pharmas: elles misent sur la diversification de leurs activités, par exemple en se lançant dans la fabrication de matériel médical ou de génériques, comme Novartis avec sa filiale Sandoz.

Et les patients, que retirent-ils du «patent cliff»? Pour Peter Beyer, conseiller spécialisé dans la propriété intellectuelle pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS), «ce n’est pas parce qu’un médicament se vend bien qu’il est forcément très utile. Le «patent cliff» ne comporte que peu de médicaments considérés comme essentiels par l’OMS. Mais ces expirations de brevets sont positives pour les coûts de la santé.»

Pour Thierry Buclin (photo), le système de santé pourrait faire des économies en révisant la loi en matière de remboursement des médicaments.

IN VIVO Assiste-t-on à un afflux de nouveaux médicaments génériques grâce au «patent cliff»?
Thierry Buclin De nouveaux génériques apparaissent régulièrement sur le marché depuis des années. Le phénomène du «patent cliff» occasionne une certaine accélération de leur rythme d’apparition. Mais sur la quantité totale de préparations à disposition, cela ne représente pas un changement massif.

IV Le système de santé suisse bénéficie-t-il du phénomène?
TB L’accès à des préparations équivalentes à moindre coût est une bonne nouvelle. Malheureusement, le potentiel des génériques n’est pas assez exploité en Suisse. Il y a un problème d’acceptabilité, pour des questions parfois très subjectives: on préfère l’original à la copie. Dans les faits, les problèmes posés par les génériques sont extrêmement rares, mais volontiers montés en épingle par les grands groupes pharmaceutiques, qui tentent ainsi de défendre leurs intérêts. Il y a aussi un souci de prix: les génériques demeurent relativement chers, plus chers que partout ailleurs en Europe.

IV Pourquoi cette différence de prix?
TB Une fois un médicament tombé dans le domaine public, les différentes entreprises qui l’exploitent se trouvent en concurrence les unes avec les autres, ce qui devrait faire chuter le prix. Mais ce mécanisme ne fonctionne pas bien en Suisse en raison des conditions de remboursement fixées par la loi: pour être pris en charge par l’assurance de base, les génériques doivent être seulement 10 à 60% moins chers que la préparation originale selon leur volume de marché. Cette règle permet aux fabricants de s’entendre tacitement sur les prix. En Grande-Bretagne, par exemple, certains génériques se vendent 90% moins cher que l’original. Il existe donc en Suisse des possibilités d’économies qui ne se trouvent pas exploitées.

Thierry Buclin est médecin-chef de la Division pharmacologie clinique du CHUV.



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Nom: NORVIR

De: Abbott Laboratories

Pour: Traitement du VIH


Le Norvir perdra son brevet en 2015. Une nouvelle qui réjouit les défenseurs de la santé publique: «Il s’agit d’un médicament très utilisé comme «booster» en combinaison avec d’autres médicaments pour le traitement du VIH. Il est considéré comme essentiel par l’OMS, souligne Peter Beyer, conseiller spécialisé dans la propriété intellectuelle pour l’organisation. Avec la fin du brevet, les prix baisseront, ce qui profitera aux patients et aux programmes d’aide humanitaire. Aujourd’hui, le produit est déjà commercialisé à moindre coût dans les pays les moins développés. Le passage aux génériques fera surtout une différence dans les pays à revenus intermédiaires.» En 2012, le Norvir a rapporté 405 millions de dollars à Abbott Laboratories, le groupe américain qui le commercialise.

Nom: RITUXAN

De: Roche

Pour: Traitement
du cancer


Le géant suisse Roche a encore quelques années de répit. Le Rituxan, vendu sous le nom MabThera aux Etats-Unis, perdra son brevet en 2018. Il s’agit d’un des médicaments phares du groupe, utilisé dans le traitement de certains lymphomes. Il a totalisé des ventes de plus de 7 milliards de dollars en 2012. Le Rituxan est un traitement biologique, et non chimique, ce qui le rend plus difficile à copier. Cette caractéristique le protégera en partie de la concurrence des fabricants de génériques. Les experts estiment que le chiffre d’affaires pour un produit chimique dont le brevet expire recule de 80 à 90% en deux ans. Pour les produits biologiques, la baisse est de l’ordre
de 30 à 50%.

Nom: NEXIUM

De: AstraZeneca

Pour: Traitement
de l’ulcère gastrique


Le Nexium est considéré comme un cas emblématique d’«evergreening». Le médicament est le successeur de l’oméprazole, un traitement similaire contre l’ulcère gastrique. Le laboratoire britannique AstraZeneca a lancé le Nexium sur le marché en 2001, avant la fin du brevet de l’oméprazole. En pratiquant des prix moins élevés et grâce à un marketing intensif auprès des médecins, il est parvenu à rediriger sa clientèle vers le nouveau médicament, se mettant ainsi à l’abri de la concurrence des génériques. De nombreux spécialistes ont dénoncé le fait que le produit ne présente pas de réelle différence avec son prédécesseur. Malgré les critiques, le Nexium, qui tombera dans le domaine public en 2014, est un succès commercial. En 2012, il a rapporté 3,9 milliards de dollars à AstraZeneca. Selon des données publiées par le Parlement fédéral, le Nexium se classait deuxième sur la liste des médicaments les plus vendus de Suisse en 2008.