Interview
Texte: Gary Drechou
Photo: DR

«Le territoire est une source de guérison»

Ancien commissaire et sous-ministre de la Culture, de la Langue, des Aînés et de la Jeunesse du Nunavut, ce territoire semi-autonome de l'Arctique canadien grand comme quatre fois la France, Piita Irniq était de passage en Suisse romande plus tôt cette année. Pour In Vivo, il évoque les maux des Inuits, leur rapport à la guérison et leur façon de soigner l'avenir.

Vous faites partie de ceux qui ont négocié avec le gouvernement canadien l’autonomie régionale du Nunavut, à la fin des années 1990, et vous êtes souvent présenté comme un ambassadeur de la culture inuite…

Je suis né en 1947, et, jusqu’à l’âge de 11 ans, j’ai vécu dans un igloo. J’appartiens à la dernière génération d’Inuits qui ont connu cette vie. J’ai grandi avec les savoirs traditionnels, cet ensemble que nous appelons Qaujimajatuqangit. Je porte en moi une certaine façon de penser, de chasser, de survivre – une forme de patience, aussi. Je suis un Inuk «traditionnel» et j’ai à cœur de transmettre ce bagage culturel plurimillénaire, tout en parlant des bouleversements qui ont affecté notre mode de vie depuis les années 1950. C’est la raison pour laquelle je me trouvais à Neuchâtel en début d’année, à l’invitation du Musée d’ethnographie, pour traduire des chants traditionnels inuits enregistrés par l’ethnologue Jean Gabus en 1938-1939.

L'igloo, ou maison de neige, était une habitation d'hiver utilisée par les Inuits dans l'Arctique. Certains Inuits ne l'utilisaient que lorsqu'ils voyageaient, passant la majeure partie de l'hiver dans des maisons semi-enterrées faites de bois de grève et d'os de baleine. D'autres, cependant, vivaient dans des igloos pendant tout l'hiver (Encyclopédie canadienne).

Dans les années 1950, des milliers d’Inuits ont été envoyés dans des sanatoriums et hôpitaux canadiens, victimes d’une épidémie de tuberculose. Vous avez traduit 54 lettres datant de cette époque, écrites en inuktitut. Que disaient-elles?

Ces lettres ont été découvertes à la fin des années 1990. Elles étaient écrites en caractères syllabiques inuktituts et disaient le déracinement, le mal du pays, l’angoisse. «Comment vont mes parents?», «Comment se portent mes enfants?»: la plupart s’inquiétaient des proches, restés dans le nord. Toutes étaient poignantes. Je ne sais même pas si ces lettres sont parvenues à leurs destinataires. Nous n’en avons aucune idée, car nous n’avons jamais trouvé de réponses. Vous devez vous imaginer qu’à cette période, les représentants des services de santé canadiens débarquaient dans nos communautés, rassemblaient tous les habitants pour leur faire passer des radios, avant de s’en retourner dans le sud. Plus tard, ils envoyaient un message aux missionnaires catholiques ou anglicans, ou encore à la Compagnie de la Baie d’Hudson, identifiant celles et ceux qui parmi nous souffraient de la tuberculose. Ceux-là étaient envoyés dans différents sanatoriums.

Cela a dû être un choc, à la fois pour les malades arrachés à leurs communautés, et pour les autres, ceux qui restaient?

En effet. Nous ne parlions alors pas un mot d’anglais et nous n’avions aucune façon de savoir pour combien de temps nos proches seraient partis.

Ceux qui étaient envoyés dans les sanatoriums pouvaient y rester un an, deux ans ou plus, loin de leurs familles. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait, de quoi ils souffraient, ni la nature des traitements.

La seule chose qu’ils savaient, c’est qu’ils avaient de «mauvais poumons»: c’est ainsi que les services de santé nous expliquaient ce qu’était la tuberculose, par l’intermédiaire des missionnaires catholiques et anglicans, qui eux parlaient notre langue, l’inuktitut. Je n’ai jamais été envoyé dans un sanatorium, mais jeune garçon, j’ai perdu mes deux parents pendant plusieurs mois, et j’ai dû vivre avec ma sœur aînée et mon beau-frère. Une autre fois, mon père est parti pendant un an, et ma mère s’est retrouvée seule, sans chasseur pour nourrir la famille. À cette époque, nous vivions à des kilomètres de la communauté la plus proche, et ma famille vivait de la chasse, du piégeage et de la pêche.

Est-ce à ce moment-là, pendant cette épidémie de tuberculose, que les Inuits ont eu le sentiment de perdre le contrôle sur leur santé?

Nous avions toujours été en excellente santé auparavant… comme nos chiens, d’ailleurs! Jusqu’à ma génération, nous vivions dans les terres et nous marchions sur de longues distances en portant souvent de lourdes pierres. Nous nous déplacions beaucoup, notamment en traîneau à chien, et notre régime alimentaire était on ne peut plus «local», à base de viande de caribou, de phoque, d’omble de l’Arctique, de graisse de baleine et parfois de morse. Nous ne connaissions pas la contamination liée à l’industrie minière, et il n’y avait presque pas de pollution au Nunavut. Depuis des temps immémoriaux, lorsque l’un de nous tombait malade, nous faisions appel aux chamans. C’était eux qui s’occupaient de ce qui ne pouvait être vu, de «l’inconnu». Il y avait plusieurs chamans dans nos communautés. Mon beau-frère, par exemple, en était un. Pour faire fuir les «mauvais esprits» qui causaient la maladie, il faisait appel à l’esprit de sa mère. Dans le chamanisme inuit, les «bons esprits» prévalent toujours.

Communauté au Nunavut

Qu’en est-il aujourd’hui, sur ce territoire d’une superficie équivalente à celle de l’Europe occidentale, dont les communautés sont parfois très éloignées les unes des autres?

Dans les années 1960, chaque communauté ou presque avait une infirmière. Lorsque nous tombions malades, nous allions voir l’infirmière, qui contactait un médecin dans le sud. Si la condition était grave, par exemple en cas de cancer, les malades étaient envoyés dans un hôpital à Winnipeg ou ailleurs au Canada. C’est encore le cas aujourd’hui, en 2018! Par ailleurs, les femmes enceintes en travail étaient bien souvent évacuées dans le sud et accouchaient loin de leurs proches et des terres ancestrales. C'est pourquoi j'ai lutté, entre autres, pour la création d’une maison de naissance, qui a ouvert ses portes en 1992 à Rankin Inlet.

Aujourd’hui, la télémédecine se développe au Nunavut. Il est possible de parler à un médecin depuis son salon, en visioconférence, au lieu de devoir se déplacer à Iqaluit, la capitale, où se trouve le seul hôpital.

Grâce à des interprètes, ces consultations peuvent se faire en inuktitut, ce qui est très important. Preuve que les temps changent, nous avons même quelques jeunes médecins, à l’image de Donna May Kimmaliardjuk, 28 ans, qui est la première Inuite chirurgienne cardiaque.

Est-ce que le chamanisme ou d’autres formes de médecine traditionnelle subsistent?

Nous ne faisons plus vraiment appel à la médecine traditionnelle et le chamanisme n’est plus utilisé depuis les années 1960. Je suis sans doute le seul Inuit qui l’enseigne encore à l’heure actuelle, quitte à déplaire. Je crois fermement que si nous avons un passé, nous avons un futur. Or, lorsque je parle du chamanisme, je parle de mon identité culturelle. J’encourage également avec force la «guérison dans les terres». Le territoire est une source de guérison, et je défends cette approche traditionnelle parce qu'elle fonctionne! Je l’utilise notamment dans le travail que je mène depuis 31 ans auprès de celles et ceux qui, comme moi, ont survécu aux pensionnats indiens, ces écoles religieuses financées par l’État dans lesquelles on envoyait les jeunes autochtones pour qu’ils s’assimilent à la culture eurocanadienne. Nombre d’entre nous y avons connu l’isolement, le dénigrement, la violence physique et les abus, notamment sexuels. Aux survivants de ce groupe, je dis: le fait de parler de votre douleur est thérapeutique, mais aller dans les terres l’est également. C’est une très bonne chose à faire.

Le rapport au territoire est au cœur de l’identité des Inuits.

Cette approche est-elle partagée par les autorités?

Vous savez, cet ensemble de savoirs traditionnels que nous nommons Qaujimajatuqangit est l’une des fondations du gouvernement du Nunavut. Régulièrement, nous prenons une journée «au vert»: nous allons dans les terres en motoneige, nous construisons un petit abri ou un igloo, puis nous buvons du thé et mangeons de la viande congelée. En été, nous prenons le bateau et allons cueillir des baies, des bleuets ou des mûres. Ce faisant nous oublions tout ce qui peut se passer dans les communautés, mais nous nous reconnectons à notre identité, nous pensons «Inuit» à nouveau et nous soignons notre esprit. Nous considérons cela comme une façon traditionnelle de nous «régénérer», sur nos terres ancestrales. C’est un peu comme ici, en Suisse, lorsque vous contemplez les Alpes. Vous voyez la neige, vous voyez ces sommets majestueux, et cela fait énormément de bien. Nous n’en avons peut-être pas toujours conscience, mais de la manière la plus calme qui soit, les montagnes nous parlent. Le lever du soleil dit quelque chose, le reflet des montagnes dans l’eau, les oiseaux qui jouent, disent aussi quelque chose… De multiples façons, vous pouvez donc regarder les terres, le territoire, comme une source de guérison.

Sur le site du Ministère de la Santé du Nunavut, les citoyens sont invités à être «à l’écoute de leurs sentiments» et la santé affective est l’une des cinq priorités affichées. Pourquoi une telle importance accordée aux émotions?

Nous avons le taux de suicide le plus élevé au Canada, si ce n’est le plus élevé au monde. Une personne sur huit se suicide au Nunavut. Quelqu’un est probablement en train de faire une tentative en ce moment-même, alors que nous nous parlons. C’est donc un problème très important. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Lorsque j’étais enfant, mon père considérait le suicide comme quelque chose de «naturel». Il faut se souvenir que, pendant des milliers d’années, nous avons vécu dans des igloos, ne possédant que très peu de choses. Lorsqu’un Inuit, homme ou femme, devenait trop vieux ou trop faible pour courir derrière les chiens, sentait que la vie devenait trop difficile ou qu'il ne pouvait plus apporter aucune contribution à la famille, il s’éloignait pour ne plus revenir. C’était une façon de laisser la place aux plus jeunes, de s’effacer volontairement pour ne pas peser sur le quotidien. Le «suicide» était en quelque sorte un non-sujet. Ce n’est que depuis les années 1970 que c’est devenu un grave problème, notamment chez les jeunes. L’alcool et la drogue ont joué un rôle, de même que le manque de services spécialisés en santé mentale. Mais nous sommes surtout passés de l’igloo au micro-ondes en moins de 60 ans, là où les Européens ont eu 500 ans pour s’adapter.

Vous savez, si vous essayez de transporter du jour au lendemain des personnes qui vivent à l’âge de pierre dans l’ère spatiale, quelque chose va mal se passer!

Il va inévitablement y avoir toutes sortes de chocs culturels auxquels personne n’était préparé. C’est ce qui se passe au Nunavut aujourd’hui, et nous essayons d'agir, par exemple en organisant de grandes rencontres dans les communautés pour que les gens puissent en parler. Nous savons aussi accepter la vie telle qu’elle est aujourd’hui, et nous avons mis en place un numéro d’assistance pour prévenir le suicide, géré par des bénévoles à Iqaluit. Si vous avez des pensées noires, vous pouvez appeler et parler à quelqu’un, sans avoir besoin de donner votre nom.

La réduction du tabagisme est une autre priorité?

Le tabac est arrivé dans nos communautés, d’abord via les contacts avec les Européens et les baleiniers, puis par l’intermédiaire de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Et il a fait des ravages. J’ai arrêté de fumer il y a 25 ans parce que trois personnes que j’aimais énormément sont mortes du cancer. Ma mère est décédée d’un cancer de l’estomac, ma sœur d’une tumeur au cerveau, et mon oncle d’un cancer de la gorge. Je suis donc très impliqué, et on fait souvent appel à moi sur les médias sociaux ou à la télévision pour des efforts de sensibilisation. Si vous allez à l’aéroport ou dans une école au Nunavut, vous verrez probablement de grandes affiches représentant un Aîné vous incitant, en inuktitut, à arrêter de fumer et à respirer du bon air. Nous faisons de nombreuses campagnes comme celles-ci, dans lesquelles nos Aînés servent de modèles.

Les Inuits résistants!, Anne Pélouas, Ateliers Henry Dougier (2015)

Les Aînés ont donc une importance particulière?

Aux débuts du gouvernement du Nunavut, nous avons créé un ministère dont j’ai été le sous-ministre, et nous l’avons nommé «Ministère de la Culture, de la Langue, des Aînés et de la Jeunesse»… Nous voulions que les Aînés et la Jeunesse soient indissociables. Le nom de ce ministère a changé depuis, mais les Aînés jouent toujours un rôle de premier plan pour conseiller le gouvernement du Nunavut sur ce qui devrait être fait pour promouvoir et protéger notre culture et notre langue. Les Aînés sont aussi souvent appelés dans nos écoles ou nos centres culturels pour transmettre leurs savoirs. À travers eux, nous enseignons à notre peuple les choses qui nous semblent les plus importantes, celles qui nous permettent d’avoir un passé, donc de savoir où nous en sommes et où nous allons.



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Profil

Promoteur culturel, artiste et fonctionnaire, Piita Irniq a été, de 2000 à 2005, le deuxième commissaire du Nunavut. Tout au long de sa carrière, il s'est distingué par son engagement actif dans la défense de la culture inuite de façon générale et, en particulier, par sa promotion de l’inuktitut et ses efforts en vue de l’inclusion du Qaujimajatuqangit – l’ensemble des connaissances traditionnelles inuites – dans les institutions au service de la population inuite.

Un vaste territoire

Le Nunavut, qui signifie «Notre terre» en inuktitut, est un territoire administratif du Nord-Canada qui, depuis le 1er avril 1999, est officiellement attribué aux Inuits de l’Arctique canadien. Prise sur les Territoires du Nord-Ouest, au-delà du 60e parallèle, la région du Nunavut s’étend sur 2,2 millions de kilomètres carrés. Elle représente un cinquième du Canada. À l’intérieur de cet immense espace, le peuple inuit dispose de droits spéciaux de pêche, de chasse et de piégeage, ainsi que d’une réelle autonomie gouvernementale, fonctionnant selon le système démocratique en vigueur chez les autres membres de la Confédération canadienne.

Inuit

Au Canada, depuis 1970, Inuit est l'appellation officielle qui dénomme les autochtones d'origine asiatique et de langue inuktitute. Les Inuits se sont aussi appelés Inuituinnait, c'est-à-dire «êtres humains véritables». Le nom Inuit remplace le nom d'origine algonquienne Esquimau, qui aurait signifié «mangeur de viande crue» ou encore «qui parle une langue étrangère».

Tradition

Les sociétés inuites envisagent la «tradition» comme quelque chose de renouvelable. «La tradition, selon les Inuits, appartient à l’ordre de ce qui atuqsaq, c’est-à-dire utilisable et digne de respect en raison de son efficacité, sous réserve d’être réactualisable», souligne ainsi Michèle Therrien, spécialiste d'ethnolinguistique inuite, dans son ouvrage intitulé Printemps inuit, naissance du Nunavut (Indigène éditions, 1999).