Innovation
Texte: Bertrand Tappy
Photo: Byun Soonchoel

«Une médecine déshumanisée ferait d’irréparables dégâts»

Le CHUV accueille l’écrivain et philosophe Alexandre Jollien pour un cycle de conférences intitulé: «La sagesse espiègle ou le «oui» au tragique de l’existence». L’occasion pour «In Vivo» de l’interroger sur les liens qu’il tisse entre bonheur, philosophie, méditation et hôpital.

IN VIVO D’où vous est venue l’idée de ce cycle de conférences?

ALEXANDRE JOLLIEN J’avais depuis longtemps le désir de creuser le questionnement autour du corps et de la maladie. Pas en tant que simple pathologie, mais en englobant ce que Nietzsche appelait la «grande santé»: comment faire avec les blessures, le handicap, etc. Ou encore les addictions, qui sont si nombreuses à notre époque entre le sexe, l’alcool, les jeux électroniques et j’en passe et qui témoignent de la difficulté d’aller bien
dans un monde qui est très dur.

IV Et pourquoi le choix du CHUV?

A. J. Tout d’abord, c’est une histoire d’amitié avec le Prof. Jean-Bernard Daeppen, avec qui j’échange régulièrement sur le sujet. L’hôpital, à mes yeux, ne se réduit pas à un lieu qui répare, qui guérit. C’est aussi un endroit qui incarne ce que j’appelle le «tragique universel»: quand j’y passe, je suis frappé par le nombre de personnes qui y défilent et portent avec eux les blessures de la vie et peut-être des histoires de séparation… l’hôpital est pour moi essentiellement un lieu d’accueil avant d’être un lieu de soins qui subit d’énormes pressions. En ce sens, je suis toujours frappé par l’accueil du bâtiment principal. Ce qui s’y passe ne peut être réduit à des chiffres ou des objectifs de rentabilité. J’y vois, au cœur même du tragique, beaucoup de joie.

IV Est-ce grâce à la philosophie que vous
parvenez à voir cela?

A. J. Je pense que ces expériences nous montrent à quel point il est nécessaire d’épouser le réel sans chercher à mobiliser toute une armada de concepts. Souvent, quand on se demande pourquoi quelque chose nous arrive, c’est parce que l’on s’accroche à un but, un objectif quelconque. Et c’est très souvent décevant.

IV Dans les médias ou les entreprises, on parle de plus en plus de méditation de pleine conscience, de détox, etc. Justement pour «vivre mieux». Quel est votre sentiment face à cela?

A. J. Il y a toujours un risque d’instrumentaliser la méditation pour en faire un produit marketing. C’est oublier que sa vocation première est de nous mettre en face de notre esprit pour comprendre ses lois et se dégager peu ou prou des mécanismes qui nous rendent dépendants, tristes et esclaves. A mes yeux, la méditation offre une sorte de boîte à outils tout en permettant d’expérimenter un abandon, un lâcher-prise.

IV Derrière les conférences que vous tenez au CHUV se cache un projet de livre. Pouvez-vous nous en dire plus?

A. J. Je suis très heureux de faire les conférences au CHUV. Pour moi, l’oralité est plus spontanée, plus vivante que l’écrit. Les sept conférences ont pour vocation de défricher la thématique du tragique de l’existence. Le mot tragique n’est pas synonyme de tristesse, de lourdeur, de drame, il évoque plutôt le caractère éphémère de la vie, la mort, une certaine solitude liée à notre condition humaine et pour beaucoup la maladie. Nous avons beaucoup à apprendre des personnes touchées par la maladie et par les individus dits en marge ce qu’est la grande santé, celle qui englobe tout, même nos pathologies. Heidegger en son temps avait déjà dénoncé la technologisation du monde. Ecouter sa mise en garde, c’est résister à ce monde qui met de plus en plus de personnes sur la touche. Récemment, les médias rapportaient l’histoire d’une fille atteinte d’un mal incurable qui a décidé de se faire cryogéniser en attendant que la science puisse la guérir.
De grandes questions s’ouvrent… comment réagirait-on si un de nos proches demandait le même traitement?

IV Nous voilà en plein cœur des question­nements menés actuellement dans l’hôpital, avec notamment la question de l’acharnement thérapeutique…

A. J. Oui et c’est passionnant, car cela nous montre à quel point l’être humain peut se sentir perdu face au tragique. Pour fuir la mort, il est tentant de recourir à plein de «béquilles»: la religion ou des méthodes de développement personnel, la consommation… sans parler du fait que nous sommes de plus en plus seuls. Il faut fuir comme la peste les réponses catégoriques. Personnellement, je ne sais pas. Qui sait si je serais là pour vous répondre si ma mère et mon père avaient dû être confrontés au choix délicat de la possibilité d’un avortement. Quand ma femme est tombée enceinte, j’ai moi-même vécu la peur d’avoir un enfant handicapé. La médecine n’est pas toute-puissante et c’est le rôle de la philosophie et de bien d’autres disciplines que de révéler les risques et les limites et d’inviter à toujours s’émerveiller devant la grandeur de l’homme.

IV Nous voici déjà à la fin de notre rencontre. Je vous laisse le dernier mot…

A. J. Pour accéder à la joie, il y a, je pense, trois piliers: d’abord pratiquer une voie spirituelle pour sortir du mode pilotage automatique, être bien entouré et enfin pratiquer une vraie générosité. Et si nous commencions par ralentir. Personnellement, c’est le handicap et la souffrance qui m’ont conduit à la philosophie et à la spiritualité et je pense que ces trésors de l’humanité peuvent éclairer la pratique de l’art médical et plus généralement la vie en commun aujourd’hui. Une médecine déshumanisée ferait d’irréparables dégâts. ⁄



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