Chronique
Texte: Patrick Genoud, directeur adjoint des soins au CHUV
Photo: CEMCAV

Gérer au travers de l’incertitude

La très grande majorité des humains que nous sommes refuserait une invitation à pratiquer la plongée sous-marine, invoquant la peur de l’inconnu, du sombre, du danger.

Lorsque l’on demande à une assemblée qui aimerait faire de la plongée sous marine, la plupart déclinent l’invitation. A la question de savoir pourquoi, les réponses sont « peur de l’inconnu, du sombre, du danger ». A la question de savoir s’ils préfèreraient le snorkeling (nage en surface avec masque et tuba), une majorité adhère alors à cette idée en invoquant la maîtrise d’être en terrain connu, en pouvant appréhender des risques qui leurs semblent identifiables. Et pourtant … l’essentiel des accidents de plongée arrive en surface, dans cette zone de confort et de certitude où l’on se croit à l’abri des dangers.

Dans l’histoire de l’industrie, il y a de nombreux exemples de managers qui, en s’accrochant à leurs certitudes et leur vision d’un monde qui ne changera pas, ont vu leurs entreprises balayées. Ken Olson, fondateur de DEC (Digital Equipment Corporation), développeur et fabricant des premiers ordinateurs qui nécessitaient une grande salle à eux seuls pour être installés, claironnait en 1977 : « il n’y a aucune raison pour que quiconque veuille un computer dans sa maison ». Vingt ans après, DEC a disparu. Plus près de nous, on a pu vivre l’exemple de Nokia, fleuron de l’industrie finnoise, presque disparaître de n’avoir pas su se réinventer rapidement face aux inventions de Apple.

Cette problématique n’est pas que le fait de capitaines d’industrie accrochés à leurs certitudes. C’est une constante de tout être humain que de se baser sur ses expériences pour anticiper la continuation de celles-ci en confondant certitudes et réalité. Toute thèse ou recherche ne s’appliquant pas à sa vision est trop souvent écartée pour ce seul motif.

Qu’en est-il du monde de la santé? De plus en plus, celui-ci est qualifié par ses acteurs et professionnels de « volatile, incertain, complexe et ambigu », quatre adjectifs qui sont des marqueurs de l’incertitude, celle-ci dressant des obstacles à la planification du futur et aux prises de décisions éclairées. Les professionnels se basant alors sur leurs certitudes pour éviter de prendre en considération des alternatives et des opportunités nouvelles. Pourtant, admettre l’incertitude plutôt que présumer de la certitude est, dans ces situations, l’option la plus efficiente à retenir. Au niveau de la clinique, deux études menées aux Etats-Unis sur des panels de médecins, dont la dernière en 2013, montrent une corrélation positive entre l’expression de son incertitude par le médecin et l’amélioration de la relation avec les patients, un plus grand partage de l’information avec le malade et une meilleure gestion de la douleur de ce dernier.

"Dans l’histoire de l’industrie, il y a de nombreux exemples de managers qui, en s’accrochant à leurs certitudes et leur vision d’un monde qui ne changera pas, ont vu leurs entreprises balayées."

Au niveau des institutions, les managers doivent cesser de se protéger ainsi que leurs équipes de l’incertitude mais la reconnaître et l’accueillir comme un élément de management pouvant renforcer l’investissement, l’engagement et la loyauté des professionnels. Cela implique la reconnaissance de la compétence de chacun des collaborateurs à identifier des inconnues, donner un éclairage différent à une problématique nouvelle, identifier des opportunités et des réponses adaptées à des nouveaux besoins.

Quand la boîte à outil traditionnelle des managers est remise en cause par des situations de grands changements et d’incertitude, que les plans stratégiques perdent de leur clarté, que les tableaux prévisionnels perdent de leur utilité par absence d’information, que les solutions éprouvées basées sur les bonnes pratiques sont inopérantes pour traiter des challenges inconnus, le manager doit faire preuve de « résistance » qui est l’habileté de se questionner, de réévaluer et d’apprendre en permanence (humilité, adaptabilité, scepticisme et tact) et de « momentum » qui est la qualité de toujours se projeter en avant avec énergie et conviction (courage, résolution, optimisme, honnêteté). Le manager d’aujourd’hui est celui qui intègre ces deux composantes antagonistes dans un leadership intégratif tempérant les réactions extrêmes pour éviter, chez les collaborateurs, des états d’incrédulité, de frustration, de culpabilité, de désespoir ou d’indifférence. Pour cela, il faut catalyser auprès des collaborateurs un sens du challenge, de la compétitivité, de l’aventure, et de la collaboration.

Transformer la fuite en avancée, valider la nouveauté plutôt que le connu, transformer les menaces en opportunités, c’est cela avoir l’esprit entrepreneurial, esprit que les leaders doivent insuffler dans le monde de la santé en assumant que le futur est à créer, que presque tout ne nous est pas connu ou pas visible, qu’il faut avoir une vision large faite de curiosité en explorant toutes les opportunités créées par une situation d’incertitude.

Il nous faut retenir trois éléments comme manager pour se projeter dans l’avenir :

  • L’incertitude n’est pas le problème mais nos certitudes le sont
  • Il faut comprendre l’incertitude et travailler avec
  • Il faut développer un esprit entrepreneurial


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